I. Aqua

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Souda, Crète

Le ciel était d'un bleu incoyable. Aussi bleu que mon avenir. Le vent s'était fait moins violent que ces trois derniers jours. Impossible d'aller à la plage dans ces conditions. Le personnel de la Taverna Galini s'affairait déjà à dresser les tables pour le repas de midi. C'est un endroit idéal pour se restaurer. Je m'y rendait souvent le mercredi soir, pour écouter la musique traditionnelle de l'île et manger le fameux agneau Stifado, ou encore le porc au miel et au thym. Il y régnait à chaque fois cette bonne ambiance festive, les gens se levaient pour danser en rond et le raki coulait à flot. Un petit aperçu du paradis sur terre. Le soleil était déjà bien haut dans le ciel, lorsqu'un attroupement de mouettes sur la plage attira l'attention des gardes-côtes. Les curieux ne mirent pas longtemps à s'approcher. Un corps venait d'être repêché ce matin même. La chaire avait moisi sur les os et avait pris un teint verdâtre. Il lui manquait un oeil, de l'orbite vide sortait toutes sortes de créatures. Un crabe finit par faire son apparition, ce qui provoqua un mouvement de recul dans la foule. Il s'agissait probablement d'un homme, de quelques années mon aîné. Je contemplais la scène de loin, ayant tout de même une pensée pour ce malheureux. Quelle fin tragique. Pour moi, l'océan est l'un des plus beaux endroits de cette planète, ci ce n'est le plus beau. L'eau n'est pas ton ennemie. Avait-il été imprudent ? Sans doute un peu trop. J'eus un moment l'impression que quelqu'un se tenait dans l'ombre de la grotte, sur la droite de la plage. Une silhouette. Je clignai des yeux. Personne. Le corps fut enveloppé dans une housse et on l'embarqua à la morgue dans un vrombissement de moteur et un nuage de fumée diesel. Je soupirai. La journée commençait bien. Je descendis sur la plage tout en accrochant le tuyau de mon tuba au masque. J'aimais faire de la plongée en apnée. Sans bulles d'oxygène, les poissons ne fuyaient pas et il était donc plus facile de les approcher. Je m'avançais vers l'eau claire et d'un charmant bleu turquoise. On pouvait y voir les caillous et rochers du fond. J'enfilai mon masque et, sans prendre le temps de me mouiller, plongeai dans l'eau. Elle était délicieusement fraîche. Je commençai à faire les mouvements de la brasse, histoire de m'éloigner du bord et des autres baigneurs. Le meilleur endroit pour observer la vie sous-marine se trouve près de la paroie rocheuse. Les poissons s'y cachent pour échapper aux visiteurs trop bruyants. Je longeai les rochers, aux aguêts. A l'affût du moindre mouvement de nageoire. J'étais dans mon élément, à l'aise. Comme un poisson dans l'eau. Je finis par arriver là où le sol se fait plus sablonneux et plus profond. Je sortis la tête de l'eau, soufflant un grand coup dans mon tuba pour en expulser l'eau qui m'empêchait de bien respirer. Je levai la tête. La paroie rocheuse était encore plus haute et impressionante vue d'en bas. Je trempai mon masque dans l'eau salée pour y enlever la buée, le rajustai sur mes yeux, puis replongeai. Les algues ondulaient sous les multiples assauts du courant. De loin, ils pouvaient faire penser à des tentacules de poulpes. Mais ils ne sont pas assez fous pour se montrer d'aussi près. Il y a moins d'une semaine, un crétois était ressorti de l'eau, l'une de ces créatures à la main. Il l'avait attrapé au harpon, et pour en faire sortir l'encre, le frappait sur la paroie de la grotte, tout en le lavant de temps à autres dans l'eau. Le poulpe se fracassait sur la roche avec un bruit de palme en plastique, l'odeur de la mort se répendant sur les rochers non loins de la grotte. Les canards géants aux yeux cerclés de rouge de l'étang d'eau douce, ce dernier se trouvant derrière la fameuse grotte et venant se jetter dans la mer, accoururent presque aussitôt, attirés par l'odeur. Le pêcheur était ensuite sorti de l'eau, son dîner dans les bras, comme si de rien n'était. Et pour cause : ce genre de scènes fait entièrement parti du quotidien de l'île. L'avantage avec cette pratique, c'est que tu n'ignores rien de la provenance de ta nourriture. Il n'y a pas plus frais, ni plus local. Je continuai mon avancée. L'eau se trouvait être plus froide, à cause des courants froids et de la profondeur. Je vis un rocher, immergé. L'épaisse couche d'algues formait comme une sorte de tapis de mousse. Plusieurs poissons s'y nourrisaient. Un banc d'alvins passa devant moi. Dizaines de scintillements argentés. Nuage de petits éclairs. J'allai remonter lorsque quelque chose attira mon attention. Ce qui ressemblait à un énorme coquillage se trouvait en contre-bas du rocher, en dessous de moi. Un poisson se tenait à ses côtés, comme s'il montait la garde et protégeait ainsi son trésor. Je n'avais jamais trouvé, par moi même, un tel coquillage. Pas de cette taille et dans un tel bon état. Je remontai à la surface pour mieux replonger. Pas assez bas. Je tentai une nouvelle fois. La pression se faisait plus forte. Mes oreilles se bouchèrent d'un coup. Il me restait au moins deux mètres à parcourir avant de pouvoir l'atteindre. Je remontai. Un peu trop vite. Ma tête me faisait mal et me frottai les tempes. Je regardai sous l'eau. Il était là. Juste en dessous de moi. Son gardien n'avait pas bougé. Ils m'attendaient. C'était comme si le coquillage m'appelait. Viens. Viens me chercher. Remontes-moi à la surface. J'imaginais la tête de mon frère lorsque je lui montrerai ma trouvaille. Je l'aurai pêché moi-même, sans aide, à cette profondeur. Je pris une grande inspiration et replongeai. Je fis de grands mouvements, m'enfonçant de plus en plus profondemment. Je passai le seuil. La pression se fit bientôt inssuportable. Il était si proche. Le poisson ne bougeait toujours pas. Plus qu'un mètre... Quelque chose implosa dans ma tête. Ordinateur cassé. La vitre de mon masque se fendit, l'eau pénétra à l'intérieur. Ma vue se brouilla. Mes membres ne répondaient plus. Je coulais. Petit à petit. Comme une épave. L'air se fit rare. Je me mis à suffoquer. Je vis le poisson lever la tête vers moi. Ses yeux ronds me fixaient, sans expression. Il battit des nageoires, faisant se soulever le sable qui recouvrait le coquillage. Ce n'en était pas un. Bleu.
Noir.

Quelques jours plus tard, on apprit que l'homme repêché près de la plage s'était "noyé". Il était cependant mort bien avant de couler. Le médecin légiste avait relevé des dommages au niveau du cerveau. Il avait été exposé à une pression beaucoup trop forte, plus qu'il ne pouvait en supporter. On ne sut jamais exactement comment ce tragique accident eut lieu. On raconte que peu de temps après, un autre corps fut repêché, au même endroit où avait été retrouvé la première dépouille. On conclut à une malheureuse coïncidence, et depuis ce jour, la baie de Souda porte un tout autre nom.

Celui de Baie des noyés.

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