Notre foyer

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Eagler

La ville est belle, vue de loin. Elle est comme la toile scintillante d'une araignée, cachant sous des cocons de soie les cadavres des mouches ingénues. La plupart des gens pensent que les mouches sont nos ennemis. Qu'ils sont bêtes ! Les mouches, c'est nous.

Ceci dit, j'aime bien mon cocon de soie. Il est doux et chatoyant, je sais même comment en sortir s'il le faut, tout le monde a son jardin secret entre les oreilles des murs. L'araignée n'est pas encore une grande tisseuse, contrairement à ce qu'elle nous fait croire. Je crois que je connais même pas son nom, mais chez nous on l'appelle le système. Car nous ne reconnaîtrons jamais qu'elle est notre Gouvernement.

J'admire son œuvre depuis ma fenêtre, en me disant qu'en fait je n'aurais peut-être pas aimé vivre en-dehors de ça, loin de là où on apprend tous ces choses qui nous donnent envie que tout change. Nous ne sommes pas censés laisser les fenêtres ouvertes, ce serait trop dangereux, mais tout le monde le fait et, en général, tous nous débrouillons pour ne pas avoir d'accident. Une fois, j'ai même essayé de faire pousser une petite plante grimpante le long du montant, pour voir si elle résisterait au vent. J'étais une toute petite fille, et nous sommes passés à vraiment un rien des ennuis.

Cette plante ne résistait même pas au vent.

Toom

Ces gens qui s'entassent dans les grands immeubles des grandes villes me font rire. Il serait même plus juste de dire qu'ils m'ont toujours fait rire. Mon oncle me dit chaque jour que viendra le temps où ils se feront tous bouffer. Et moi, je pense chaque jour que nous aussi, nous nous ferons bouffer si nous ne faisons pas attention à rester loin.

Tout ce que je sais faire, c'est allumer les machines qui sèment et plantent et arrosent et récoltent et labourent. Je sais aussi les réparer, les construire, mais surtout je sais réfléchir un peu à ce qu'on me dit. Ça, il paraît que ça vaut n'importe quel talent, mais je ne sais pas si ça nous sera très utile quand le système aura découvert que nous faisons tous partie du réseau.

Le système vient voir, tous les mois, il envoie ses examinateurs pour nous piéger, on ne sait jamais à quelle heure ni quel jour ils vont venir. Alors on a peur, et des qu'on les entends approcher on éteint les fours, on cache les animaux et les conserves que le réseau nous apporte. Les examinateurs savent très bien que, dans les fermes en extérieur, personne ne respecte complètement la loi, alors ils cherchent longtemps. Mais ils n'ont jamais aucune preuve, parce que nous sommes plus nombreux, et plus intelligents.

Zavy

C'est incroyable à quel point le réseau se porte mal. Personne ne semble comprendre que nous sommes une issue de secours au grand incendie qui s'abat sur leur monde. Penser à ça me rend toujours triste.

Ralentir les campagnes de propagande est inutile, les seuls citoyens qui s'intéressent encore réellement à ce qu'il se passe à la télévision ne lui feront jamais confiance. Livrer des vivres entre les villes est inutile, puisqu'ils restent à pourrir dans les caves des fermiers, faute qu'on vienne les réclamer. En fait, tant que personne ne connaît son existence, le réseau est inutile, et je commence à croire que personne n'a envie de connaître son existence.

Ce n'est pas difficile de fermer les yeux sur une exécution, surtout si les fusils suivants sont pointés vers soi. Je peux le concevoir. Mais comment imaginer qu'on puisse ne même pas y jeter un regard ? Peuvent-ils prétendre qu'ils ne savent pas, après tout ce temps et toutes ces horreurs ?

Avoir peur n'est pas une excuse, je pense juste que ce système leur plaît.

Nack

Les gens respectent la loi, pas parce qu'ils craignent pour eux mais parce qu'elle ne les gêne pas. Sinon, les murs des gouvernements auraient fini par tomber. Non, la plupart des gens croient à la société absolue qu'on leur peint. Ce n'est pas exactement la vérité, mais qui sait ce qui arriverait si nous la leur disions ?

Avant, on croyait qu'il fallait donner la science à tous, et des bombes explosaient sous les ponts, ravageaient des hôpitaux. On pensait qu'on pouvait donner une arme à un homme volontaire, et les guerres faisaient des morts innocents par millions. On fantasmait que les Hommes pouvaient être égaux, et on laissait crever les clochards dans les rues. Qui voudrait encore revoir ce monde-là ?

Je ne pense pas rencontrer un jour quelqu'un qui pourra me faire changer d'avis, j'ai pris ma décision il y a trop longtemps. Les oiseaux ne chantent plus mais les humains sont sauvés, et heureux. Je crois avec plus de ferveur que quiconque en la beauté de ce que le système nous propose.

Bien sûr, je connais les conséquences de tout ça. Je ferais avec ; je les accepte volontiers, même. La paix n'a pas de prix.

Ynver

Qu'est-ce qu'il y a derrière les murs, derrière le brouillard et l'horizon ? Il n'y a rien, bien sûr. Même s'il y avait quelque chose, je ne pourrais jamais y aller, c'est triste. Je préfère me dire qu'il n'y a rien, que c'est juste la limite immobile de mon univers.

Dans mon petit immeuble de verre, je suis heureux, nous le sommes tous. Qui qu'on soit, nous avons toujours vécu avec ce que nous avons, alors nul ne se rend compte de ce qu'il perd, ni de ce qu'il possède.

En général, je préfère ne pas avoir l'air trop cynique quand je dis que nous sommes tous heureux. On ne sait jamais, cela pourrait atteindre des oreilles indiscrètes. Mais dans ma tête je me suis juré de ne jamais oublié pourquoi je dis quelque chose, pourquoi je pense quelque chose. Et parfois j'ai honte de me dire que c'est la télévision qui m'influence. Ma mère me dit que je ne devrais pas. Elle a raison, cela fait partie de mon univers au même titre qu'autre chose.

Je crois que je n'aurais pas dû naître ici, au milieu de tous ceux qui croient qu'il n'y a rien d'autre parce qu'on le leur a dit ; je suis comme un extraterrestre avec un déguisement en lambeaux.

Bienvenue à DuntagOù les histoires vivent. Découvrez maintenant