La noirceur du monde

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A l'époque des jours où elle existait physiquement, la jeune fille ne réalisait pas combien nos repères sont instables. Elle ne songeait qu'à la réalité qu'elle connaissait, et qui eut pu l'en blâmer ? Se représenter une toute autre existence régie par des paramètres échappant à notre logique est un exercice des plus compliqués. 

A vingt ans, Effie avait eu un bel aperçu de la vie, contrairement aux apparences. L'école était un formidable terrain d'apprentissage, une minuscule société bâtie au cœur même de sa mère. Les professeurs, les élèves, le personnel. Certains occupaient une place, tandis que d'autres la cherchait encore. 

Il y avait les indésirables, les parias, les leaders, les populaires, les larbins. Les gens du milieu.

A sa place de spectatrice, elle avait vu des centaines de relations se nouer, moments partagés, des gens se quitter.

La mort, la perte. 

Dorénavant, et quelle qu'en soit la raison, Effie ne pouvait plus intervenir avec le monde. Alors, elle détournait les yeux de ce qui lui était pénible, en essayant de se convaincre qu'elle ne ressentait rien. 

Mais au final, cela ne différait pas tant de l'attitude que nous adoptons, même si l'on est fait de chaire et de sang. 

Elle errait, privée de sommeil et de rêve, privée de substance et enchaînée à cet endroit par des liens invisibles. 

Les pieds ferrés dans ce décor gigantesque, impersonnel où l'on ne se connaissait pas, parce que c'est si grand...

De quoi était-elle punie, cette jeune fille qui perdait peu à peu ses souvenirs, interdite de suicide ou de fuite ? 

Effie avait existé, pas vrai ? Bien qu'elle ne sache, ni comment, ni pourquoi ce n'était plus le cas, elle avait été présente, non ? 

Par moment, ce qui lui semblait être une certitude s'ébranlait, et elle devait se cramponner pour écarter les doutes. 

Plus d'amis. De parents. De tombe. Ni même d'un nom sur un registre. Est ce que le monde s'appliquait à faire disparaître Effie ? Et si c'était le cas, pourquoi demeurait-elle sur Terre, au lieu de reposer en un genre de paradis ?

Ou alors, peut être qu'elle s'accrochait, inconsciemment. Peut être qu'elle ne voulait pas partir. 

Ou alors, il n'y avait pas de lieu où reposer. Les morts erraient sur Terre, à jamais. 

Ce tournis d'idées la rendait malade, sauf qu'elle ne pouvait quoi que ce soit contre cela. Tout lui renvoyait à la figure sa situation, inextricable. Effie s'était dit qu'une mauvaise action de sa part l'avait conduite ici. Qu'elle avait une dernière tâche à accomplir, qu'on la regrettait peut être. Mais la vie n'est sans doute pas aussi romancée. 

Elle était là, parce qu'il en était ainsi, que le cycle de la vie se terminait de cette façon. L'enfer sur terre. C'était bien là ce qu'elle avait l'impression de subir. Elle était ignorée, minimisée, inexistante. Insupportable, sauf qu'à part s'isoler, Effie n'était capable de plus, et elle avait alors l'impression de mourir une nouvelle fois. 

Au contraire de ses camarades, son interaction avec le monde changeait complètement. Elle pouvait saisir des objets, mais n'en sentait pas le moindre aspect. Le toucher, la texture, le poids, ses mains paraissaient anesthésiées. Elle n'avait aucun moyen de sentir la chaleur humains sous des doigts, de percevoir le chaud du froid, la caresse glacée du vent ou les vagues moites émanant du radiateur. 

Sous ses pieds, le sol n'était équivalant à rien, comme si elle marchait dans l'espace en apesanteur.  Elle ne produisait aucun son, reflet ou ombre. Ses pas ne tranchaient l'air en sifflement, glissement, elle ne pouvait émettre aucun son. Elle hurlait, frappait, mais seuls les objets renvoyaient l'écho de sa colère. 

Effie n'avait pas besoin de respirer. Elle le faisait par habitude, mais en soi, ses poumons ne représentaient plus rien. 

Perdre ses facultés les plus naturelles serait terrorisant pour n'importe qui, et c'est ce qui déstabilisait la jeune fille. 

En soi, elle n'était plus elle même, rien qu'un filament, un éclat de son passé et qui plus est, d'un passé incertain. 

Ainsi, plongée dans sa propre incertitude, un désespoir personnel dont elle ne pouvait parler, Effie avait continué à vivre au sein de cette école. D'abord dans le déni, puis l'acceptation progressive, bien qu'elle n'ait aucun autre choix, elle avait marché en compagnie des foules qui la traversaient, lui rappelant qu'elle n'existait plus. 

Elle s'était dit qu'il y avait bien d'autres individus concernés par cette terrible impression. Et quel était le pire ? Lorsque l'on te rappelait constamment une réalité cruelle, ou lorsqu'on faisait d'un mensonge, une impression proche du réel ? 

Elle avait eu besoin de jours d'entraînement avant de s'habituer à son état. 

Mais le pire, demeurait ses émotions. Quelque chose, une gêne effroyable l'empêchait de pleurer, d'extérioriser pleinement ses sentiments.

L'impression d'être à demi humaine, sans but ou devoir. Effie avait alors décidé de continuer une vie à peu près régulée et normale pour ne pas devenir complètement folle. 

Au départ, elle superposait ses souvenirs aux scènes actuelles, passait son temps à regretter et à se morfondre de l'intérieur. Toutefois, Effie avait réussi à trouver la force de se ressaisir et de chercher, avec acharnement et désespoir, les raisons à cette infortune. Il y avait forcément un explication. Il devait y en avoir une. 

De la même manière que les étoiles se vident peu à peu d'hydrogène et disparaissent, ou qu'une force centrifuge nous empêche de quitter la Terre, une solution devait exister.

Et pourtant, Effie faisait face à l'un des problèmes les plus retors que l'humanité se soit jamais posé : qui y a t-il après la mort ? 

Elle n'en savait trop rien, son expérience était elle commune, ou au contraire exceptionnelle ? Était ce une vérité inchangeable, ou un rêve, un délire ? Allait-elle se réveiller, un beau jour, et percevoir le froid, la chaleur du soleil et le poids de son propre corps ? 

Comment être certain de sa réalité lorsque l'on a aucune consistance ? 

Peu à peu, la jeune fille avait apprit à se contenter des jours que l'école lui offrait, de voir les autres vivre et apprendre. Elle venait même en aide à certains, si cela lui était permis. 

Elle vivait par procuration, une actrice déchue. Par les existences  des enfants, elle poursuivait cette mise en marche du quotidien, d'habitudes. 

Assise dans sa cave, son appareil photo entre les mains, Effie sortit de sa rêverie. Souhaitait-elle continuer à errer là haut, comme si de rien n'était ? Elle était adulte, maintenant, mais il lui semblait qu'elle n'avait pas encore véritablement appris. Est ce qu'elle appartenait à l'école ? Un peu comme le mobilier, une force, une source de mystère ? 

Est ce que cela durerait pour toute la vie ? 

Elle ôta sa capuche et se mit debout. Sans doute devait-elle se débarrasser de toute attache matérielle. Simplement subsister au travers de valeurs, de sentiments et d'altruisme. Elle avait la possibilité, ici bas, d'aider, à sa manière. 

La jeune fille en avait été témoin à maintes reprises, cet endroit n'était pas si obscur, il existait le bonheur, des jours plus légers, même dans l'anonymat.

Elle était convaincue d'avoir un impact. Même s'il était infime. 

Elle pouvait encore agir.

En orbiteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant