Chapitre III

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Ça fait maintenant dix repas, et maman n'est toujours pas revenue. Ils ne l'ont jamais emmenée aussi longtemps. Le plus long c'était quand j'avais sept ans, ce même jour où elle m'a dit d'être forte. Elle était partie six repas.

Je suis terrorisée. Je n'ai presque pas touché aux deux derniers repas qu'ils m'ont apporté. De toutes façons, cette purée n'est pas bonne. Je suis incapable de faire quoi que ce soit. Une seule pensée tambourine dans mon esprit: "Quand revient maman?". Dix fois j'ai entendu la porte s'ouvrir, dix fois j'ai sauté du lit, des larmes de joie au coin des yeux, et dix fois j'ai entendu la porte se refermer sans rien laisser d'autre qu'un énième repas derrière elle.

Découragée, je me laisse tomber sur le lit. Je sens mes yeux se remplir à nouveau de larmes. Ça y est, maman est partie pour toujours, ils me l'ont prise et je ne la reverrai jamais. Mon cœur se serre à cette idée terrifiante et je sens une bouffée d'angoisse monter en moi. Depuis mes cinq ans, je fais des crises d'angoisse qui sont de plus en plus fortes, surtout quand maman n'est pas là. La terreur m'envahit. Non! Pas encore! Alors, comme maman me l'a appris, je me bouche les oreilles, je ferme les yeux, je me roule en boule face au mur, et je serre très fort. Je contracte chacun de mes muscles et je compte jusqu'à vingt. Puis, lentement, je relâche la pression sur mes oreilles, je déplie mes jambes et je desserre mes paupières. Je prends une longue inspiration. J'ai réussi! Je le raconterai à maman quand elle reviendra, elle sera fière de moi. Une larme solitaire coule dans mon cou. Ma tête tourne, je suis épuisée. Je ne m'en étais pas rendue compte avant. Je me roule dans la couverture et je m'endors le cœur lourd, écrasée de fatigue.

Je rêve. Je suis avec maman sur une plage, l'océan s'étend à perte de vue et le soleil brille. Bon, bien sûr, tout ça, je l'imagine. En vérité je ne sais pas à quoi ressemble la plage, ni la mer, et encore moins le soleil. Je me sens bien. Maman caresse mes cheveux et nous rions. J'ai vraiment l'impression de sentir sa main sur ma tête, ça paraît si réel!

Je me réveille en sursaut. Je ne rêve pas! Maman est revenue! Une joie débordante m'emplit le cœur. Je me redresse d'un seul coup et la serre de toutes mes forces contre moi. Un hoquet de douleur lui échappe.

"Pas si fort s'il te plaît ma poupée." dit-elle d'une voix faible.

Je relâche aussitôt mon étreinte, anxieuse, et passe doucement mes doigts sur son dos. Elle saigne. Ses plaies sont profondes et strient sa peau dans toute sa longueur. Des larmes pas complètement sèches humidifient son visage.

"Maman! Qui t'a fait ça!" dis-je horrifiée.

"Eux, comme toujours, mais tout va bien ma poupée, ne t'inquiète pas. C'est fini."

Je ne peux empêcher mon corps de trembler. Ils ont fait du mal à maman. Je ne sais pas qui ils sont, mais il le paieront! Je n'ai peut être que neuf ans et demi mais je mettrai toute mon énergie pour défendre maman. Un jour, je la vengerai. Je m'en fais la promesse. C'est mon deuxième secret.

Je ne sais pas vraiment comment faire mais j'essaye de soigner maman car je vois bien qu'elle est trop faible pour le faire. Je ne lui demande même pas ce qu'elle faisait comme j'en ai l'habitude à chaque fois qu'elle rentre. De toutes façons, elle n'a jamais voulu me dire. Ça aussi, ce sera pour quand je serai plus grande. Je prends un chiffon que je trempe dans la bassine d'eau qu'ils nous changent tous les six repas. J'attrape le vieux savon à côté et je vais m'asseoir derrière maman. J'écarte le plus doucement possible ses longs cheveux de son dos et je relève sa tunique. Je prends le chiffon humide et entreprends de nettoyer ses plaies. Je sens ses muscles se raidir et je devine sa douleur.

Je lui murmure d'une voix mal assurée: "Je fais le plus vite possible maman. Ça va aller."

"Tu es un ange ma chérie, ça va ne t'inquiète pas. Tu t'en sors très bien." répond-elle si faiblement que je l'entends à peine.

Je passe un dernier chiffon d'eau sur ses blessures et replace sa tunique avec précaution. Je vais ensuite chercher les repas que je n'ai pas mangés et lui apporte. Elle ne pose pas de questions et les avale d'une traite. Elle devait avoir vraiment faim! Une fois qu'elle a fini, je l'aide à se coucher et l'emmitoufle autant que je peux dans la maigre couverture supposée nous tenir chaud. Puis, je me blottis contre elle.

"Tu es tellement forte, tu grandis si vite. Merci beaucoup, je ne sais pas ce que je ferais sans toi." me dit-elle d'une voix débordante d'amour.

"Ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper de toi! Bonne nuit maman, à tout à l'heure." dis-je en lui plantant un bisou sur la joue.

"Dors bien, je t'aime ma poupée. Je suis fière de toi."

Cette phrase résonne dans mon esprit et mes lèvres s'étirent en un sourire apaisé. Je sens mes paupières lourdes qui se ferment. Alors, je me laisse emporter par le sommeil en me sentant enfin en sécurité pour la première fois depuis dix repas et, juste avant de m'endormir, j'ai la certitude que personne ne m'enlèvera jamais maman, personne.

OmbelineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant