Chapitre 3: Zugzwang

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" Car elle danse, elle danse, et l'univers se met à tourner autour d'elle, et la lune la nimbe de sa lumière, innocente fillette profanant la salle des rois défunts".

Fragment de La prophétie de Tahar, conservée à la Grande bibliothèque de Rising.

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J'ai souvent remarqué que plus vous voulez que le temps passe lentement, plus il semble filer vite. C'est toujours le cas quand j'ai rendez-vous chez le dentiste. Le fait que je ressente la même chose le jour de ma soirée de fiançailles ne laisse rien présager de bon pour mon futur bonheur conjugal. J'ai laissé docilement les servantes du gynécée me préparer comme on habille une poupée et je me tiens debout, à l'entrée de la salle de réception, stoïque dans ma robe verte, aux côtés de Kyrrth, qui se tient raide comme un piquet. Je reçois sans les entendre les félicitations de notables que je ne connais pas, et je vois au visage de Kyrrth qu'il ne les connaît pas plus que moi. Ces gens ne sont pas là pour nous, nous leur sommes indifférents. Ils sont là pour Thomas. Pour lui plaire, le flatter. Un instant je me dis que Kyrrth a dû ressentir ça toute sa vie. Qu'il n'a jamais pu être simplement Kyrrth, mais toujours " le fils de Thomas Galway". Je me demande si je dois cette soudaine lucidité a la coupe de champagne que j'ai avalée presque d'une traite pour me donner du courage. Soudain un visage familier passe devant moi. C'est Rosalie Cummings. Elle déambule au bras de son père dans sa robe rose pâle. Rosalie est ce qu'on pourrait appeler une beauté. Grande, blonde, élancée. Avant que Kyrrth ne me choisisse (ou plutôt que nos pères ne décident) de faire de moi sa fiancée, c'est Rosalie que la rumeur disait sur le point de se fiancer à Kyrrth. A la surprise générale, le soir de mes quinze ans, pendant ma fête d'anniversaire, Thomas, Elaine et Kyrrth s'étaient présentés chez moi. Kyrrth m'avait tendu une minuscule boîte, sans mot dire. Je l'avais ouverte. Elle contenait une magnifique bague en argent, sertie d'émeraudes, très ancienne. Je l'avais déjà vue, au doigt d'Elaine Galway, a un bal donné pour l'anniversaire de mariage de Thomas et Elaine. Je savais que c'était sa bague de fiançailles. Kyrrth avait alors demandé ma main, devant toute l'assemblée. Je savais ce que je devais répondre. Cela se passait toujours comme ça. Le jeune homme choisi par ses parents venait demander la jeune fille en mariage le jour de son quinzième anniversaire. C'était la tradition. Alors, après la traditionnelle demande faite d'une voix glaciale, je répondis un simple " oui". Kyrrth m'avait embrassée sur le front, sous les applaudissements, et la fête avait repris.

Un garde arrive derrière Kyrrth, surgi de nulle part, et m'arrache à mes souvenirs. Il se penche à son oreille et lui murmure quelque chose très vite. Kyrrth se tourne vers la file de Grands venus nous souhaiter tout le bonheur du monde et après un bref " Veuillez m'excuser" me plante là, nous plante tous là, et part sans se retourner, sans même me regarder. J'oscille entre la nausée et la colère. La salle, les lumières et les rires m'étourdissent un instant. Mais soudain le bras de mon père se glisse sous le mien et me soutient. Il sourit aux notables en excusant son futur gendre. Et nous nous mettons à déambuler dans la salle de bal. J'entends à peine les excuses (les mensonges devrais-je dire) qu'il débite avec le sourire. Kyrrth est désolé, un problème informatique urgent a La Sentinelle. Il espère être très vite de retour. Rien d'alarmant, continuons à nous amuser. Je me penche vers lui.

"- Ma vie de future épouse du Chef de la police commence mal.

- Kyrrth a du travail, Samara. Il a une position qui exige de lui une complète disponibilité. Que se passerait-il si une des Abominations venait à réussir à grimper la falaise ? C'est ton fiancé, et ses gardes, qui s'assurent que l'on dorme en sécurité la nuit. Tu devrais lui montrer un peu plus de reconnaissance.

- Papa ? Pourquoi moi ?

Mon père se retourne vers moi, surpris.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Pourquoi est-ce que Thomas m'a choisie moi, parmi toutes les filles de Rising ? Il aurait pu avoir celle qu'il voulait. Vous ne vous êtes jamais posé la question ?

- Ce n'est ni l'endroit, ni le moment, pour avoir une conversation sur le sens de la vie et le pouvoir de la destinée, dit mon père en continuant à serrer des mains.

Tandis que je me mure dans le silence, il m'observe et comprend que je ne me contenterai pas d'une telle réponse. Il se penche vers moi, et m'entraîne dans une valse. Mais je sais que cette danse a un tout autre but. Je ne me trompe pas, car il se penche à mon oreille et murmure :

- Tu es une fille intelligente Samara. Réfléchis. Thomas est notre leader politique. Je suis Haut Juge. Kyrrth dirige les Gardes. C'a toujours été le plan. Que Kyrrth dirige la Sentinelle. Alors pourquoi toi a ton avis ?

Tandis que mon père se tait et que nous reprenons la valse, une de mes vieilles leçons d'histoire me revient à l'esprit. Trois pouvoirs. Politique. Judiciaire. Exécutif. Et je comprends. Toute l'horreur de la situation me saisit alors que je danse avec mon père, dans ma robe de mousseline verte, le soir de mes fiançailles. Je n'ai pas été choisie pour mon caractère. Pour mon excellence à l'école. Ni même parce que Kyrrth me trouvait à son goût. J'ai été un pion, sur l'échiquier complexe a trois joueurs. Un pion ne servant qu'a une chose. Assurer le pouvoir total à Thomas.

Je lève les yeux vers mon père, et je le lui dis. Il a un sourire à la fois satisfait et désabusé.

-" Je savais que tu comprendrais. Mais je veux que tu n'oublies pas une chose. La première pièce qu'on perd aux échecs, c'est souvent un pion.

Et soudain tout devient flou.


House of the rising Sun -tome 1- La SentinelleWhere stories live. Discover now