mail n°4

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À : magnusolsen@gmail.fr
De : harryquebert@gmail.com

Date : 12 octobre 2010
Objet : Une histoire de fantôme

Mon cher cousin.

Tu as raison, je suis extrêmement privilégié que Les origines du mal soit adapté par quelqu'un d'aussi talentueux et d'aussi fiable que Béatrice. J'ai conscience que d'autres auteurs ont moins de chance que moi à cet égard... À ce propos, parlais-tu par expérience ? L'un de tes livres a-t-il été, pour reprendre ton expression, massacré à l'écran ? Si oui, tu m'en vois désolé... Tout de même, mon pauvre cousin, il ne faut pas vendre ses droits d'auteur au premier venu !

Enfin, tu as de quoi te réjouir : tu as une femme aimante et de beaux enfants pour égayer tes vieux jours. Alors que moi, malgré le succès de mes livres et l'adaptation de ma pièce à venir, je commence à me sentir bien seul. Les rumeurs disent vrai, je suis effectivement tombé sous le charme du jeune écrivain Marcus Goldman, qui a pendant de longues années été l'un de mes plus chers amis. Hélas, notre relation a tourné au vinaigre au cours du mois d'août dernier... T'écrire ces mots m'est pénible, pardonne-moi de ne pas épiloguer sur le sujet.

Je comprends que ce soit difficile pour vous de vous déplacer à Montréal dans de telles circonstances, mais vous ne pouvez vraiment pas vous libérer pour Noël ou le jour de l'An ? Béatrice m'a assuré que la pièce serait encore à l'affiche pendant le temps des fêtes. Réfléchissez-y bien, ce serait une belle occasion pour nous de nous retrouver.

Je me penche enfin sur le cas d'Aubépine et de Camélia Quebert, respectivement ta tante et ta cousine. Si tu es en train de lire ce mail en présence de ta charmante petite famille, je te conseille d'attendre d'être seul pour continuer ta lecture. Autrement, il est certain que ta femme et tes enfants te regarderont de travers, car les propos qui suivent sont assez choquants, j'aime autant te prévenir.

Comme tu le sais, notre famille se réunit chaque été à Montréal, dans la province de Québec, le temps d'un week-end. Seulement, tu ignores qu'à une lointaine époque, tout ce beau monde se réunissait non pas à Montréal, mais à Saint-Apollinaire. Le nom ne te dit peut-être rien, il s'agit d'une ville québécoise de quelque 6000 habitants située aux abords de l'autoroute 20.

Oncle Laurent y vivait avec sa femme, Tante Aubépine, et leur fille unique, Camélia, dans une maison campagnarde à deux étages. Oncle Laurent étant le fils aîné du clan Quebert, il voulait que les réunions familiales se déroulent sous son toit. Personne ne s'y opposait jamais. Les adultes jouaient aux cartes ou prenaient une bière sur la terrasse. Les enfants exploraient la maison ou se baignaient dans la piscine. C'était agréable.

Ou plutôt, ce fut agréable jusqu'à l'été 1956. Jusqu'à ce que Tante Aubépine, poussée par une crise de folie, noie sa propre fille, seulement âgée de six ans, pendant la nuit du 15 au 16 juillet.

Nous n'en parlions jamais à voix haute, mais nous le savions tous : la pauvre femme souffrait de graves troubles mentaux depuis des années. Seulement, Oncle Laurent, sans doute par amour pour elle, se refusait à l'enfermer quelque part. Il espérait qu'elle guérisse avec du temps.

Nous savons maintenant qu'il a eu tort d'agir en ce sens. Bien sûr, lui aussi le savait. Je pense même qu'il ne s'est jamais pardonné le meurtre de sa fille, car après le drame, il n'a plus invité qui que ce soit à Saint-Apollinaire.

Pour cette raison, nos réunions de famille migrèrent à Montréal. À la place de la grande maison de campagne, nous avons dû nous contenter du modeste appartement des parents de Béatrice (c'est là que je réside en ce moment), mais aurions-nous pu nous plaindre en de pareilles circonstances ? Évidemment pas.

D'ailleurs, entre nous, nous ne parlions jamais du drame. C'était tabou. Voilà pourquoi, cher cousin, tu n'as jamais été au courant du meurtre de Camélia. Tu n'étais pas né au moments des faits et, sans doute pour t'épargner moult souffrances, personne n'a jugé bon de t'en parler.

On n'a jamais su pourquoi Tante Aubépine s'en était prise à sa petite Camélia, à qui elle tenait comme à la prunelle de ses yeux. En fait, elle n'a jamais reconnu son crime. Ni à la police, ni au médecin qui l'a prise en charge à l'Hôpital Michel-Archange.

Hélas, il ne faisait aucun doute que c'était elle qui avait tué sa fille. Elle était seule dans la piscine avec le corps flasque et flottant de son enfant à côté d'elle, les bras en croix et la bouche ouverte en un cri muet.

Pourtant, Tante Aubépine a toujours soutenu auprès de la police et des médecins qu'elle n'était pas responsable de la mort de sa fille. Tiens-toi bien, cousin : elle accusait sans rougir un être cruel et  surnaturel de sa propre barbarie !

Naturellement, personne ne l'a prise au sérieux. Aux yeux de tous, Tante Aubépine était folle à lier. Tout fantôme qu'elle pointait du doigt pour se tirer du pétrin n'était qu'une partie de son délire psychotique, rien de plus. Pas étonnant que son avocat ait plaidé la maladie mentale lors de son procès.

Mais après mûre réflexion, et à la lumière des événements que je viens de te conter, la photo que tu m'as envoyée l'autre jour me laisse davantage inquiet que sceptique. Et si Tante Aubépine n'avait pas raconté des sornettes ? Et si, tout compte fait, elle avait été saine d'esprit ? J'ose aller encore plus loin : et si la maison de Saint-Apollinaire avait été hantée ? Et si elle l'était encore ?

Magnus, cette affaire commence à m'intriguer au plus haut point. Elle remonte à plus de cinquante ans, mais je crois qu'on peut encore, à nous deux, faire éclater la vérité.

Si je me souviens bien, ta femme travaille dans le milieu médical. Lui serait-il possible d'entrer en contact avec l'hôpital qui a recueilli notre tante, à l'époque ? Il s'agit de l'Institut universitaire en santé mentale de Québec. Je pense que de nous trois, c'est elle qui saura le mieux tirer les ficelles pour avoir accès aux informations concernant la patiente Aubépine Quebert.

En ce qui me concerne, j'irai faire un tour à Saint-Apollinaire pour être certain d'amasser toutes les pièces du puzzle. Si personne n'a racheté la maison d'Oncle Laurent et de Tante Aubépine, je pourrais peut-être contacter l'agent ou l'agente immobilière afin de la visiter. Je pourrais prétexter une quelconque et soudaine nostalgie qui me pousse à revoir les lieux de mon enfance. Cette visite pourrait se révéler essentielle dans notre « enquête ».

Tu m'excuseras, cher cousin, je dois couper court à ce mail. Je me trouve en ce moment au Centaur Theater pour les répétitions de la pièce, et les acteurs viennent d'arriver. J'entends Béatrice crier mon nom, elle me cherche. Je la connais, elle doit encore avoir envie de modifier les dialogues d'une scène et comme elle tient à avoir mon accord pour tout...

Avec toutes mes amitiés,
Ton cousin Harry

La théorie d'HalloweenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant