Mal de tête

6 1 0
                                    

Amandine ne va pas bien. Une migraine intense lui enserre le crâne, distillant un épais brouillard dans tout son environnement. Ses pensées peinent à se frayer un chemin dans les méandres embrumées de sa conscience. Ses bras, lourds, pendent le long de son corps comme deux branches inutiles et désarticulées. Son pas est traînant, son souffle est court, ses paumes sont moites. Un mal étrange semble s'être emparé de son corps, de sa raison. Elle chancèle, prête à tomber, mais se rattrape de justesse à la table de la cuisine. La lumière baissante de la fin de soirée coule à travers la petite vitre sale de la pièce, inondant le sol et le visage de la jeune femme d'une lueur écarlate. D'épaisses mèches de cheveux auburn lui tombent sur le visage, masquant ses traits anguleux et tristes. Son œil bleu vif se voile, obscurcit par la douleur et le chagrin.

Non, Amandine ne va pas bien. Le chagrin règne sur son cœur en despote suprême et indétrônable. Il s'est installé il y a un an déjà et fait désormais partie intégrante de son quotidien, de son existence. Il s'est installé il y a un an, lorsque sa fille Lola a eu ce terrible accident. Il y a un an, sa fille rayonnait encore de joie et de vie. Il y a douze mois, elle marchait encore, insouciante. Il y a trois cent soixante-cinq jours, elle fêtait son onzième anniversaire. Puis elle partait faire un tour avec des amies. Et elle faisait une grave chute qui la laissera paralysée à vie. Dorénavant, elle vivote dans un établissement spécialisé hors de prix où elle est obligée d'ingurgiter tous ses aliments avec une paille. Elle ne peut guère plus bouger un membre. Il y a un an, Amandine a perdu sa Lola.

Amandine ne va vraiment pas bien. Elle a contracté d'importantes dettes pour payer l'hospitalisation de sa fille. Dettes qu'elle ne pourra rembourser, puisqu'elle s'est faite virée il y a une semaine de son boulot. Il y a une semaine, l'espoir était encore permis. Il y a sept jours, sa fille aurait peut-être eu une chance de s'en sortir. Plus maintenant.

Amandine va mal. L'accident de Lola l'a laissée abattue, brisée. Brisée. Comme son mari. Brisé, lui aussi. Sous-payé, par-dessus tout. Dépressif, en plus. Alcoolique, enfin. Il n'a cependant pas l'alcool mauvais, non. Mais chaque verre qu'il engloutit le laisse pantois de longs instants, immobile, sans voix, sans vie. Et puis il éclate en sanglots. Il pleure ainsi pendant des heures, se sentant coupable d'un tas de choses. Il pleure son impuissance à protéger son enfant, son incapacité à rebondir professionnellement. Il pleure sa colère, il pleure sa haine, il pleure sa terreur. Et lorsque ses yeux sont enfin secs, il ne voit toujours pas sa femme qui souffre douloureusement dans son coin, seule, brisée.

Amandine va vraiment mal. Chaque seconde qui passe est plus pénible à supporter. Chaque minute qui s'étire paraît infiniment longue. Chaque heure se dilate comme une sentence irrémédiable. Chaque journée dure un mois. Et chaque mois est une épreuve de plus à traverser et chaque épreuve est plus difficile que la précédente. Amandine titube dans la cuisine, ivre de fatigue, ivre de désespoir. Des larmes amères roules sur ses joues creusées. Elle frappe violemment du poing sur le plan de travail, s'écorchant le poignet au passage. Soudain, la porte d'entrée s'ouvre.

Amandine va décidément très mal. Son mari entre pesamment dans la cuisine, la mine déconfite, le teint pâle, les épaules voûtées. Il passe devant son épouse comme si elle n'existait pas, ouvre le réfrigérateur, prends la bouteille de whisky qui trône à l'entrée et se sert un verre plein. Il s'assoit lourdement sur une chaise et commence à boire en silence. Amandine essaie de parler, d'engager une conversation banale malgré la brume qui couvre sa tête. Elle se heurte à un silence malsain, pesant. Seul le bruit de la trotteuse de l'horloge est audible.

Ce bruit s'intensifie de seconde en seconde, de minute en minute. Il devient un véritable vacarme. Amandine hausse alors la voix pour couvrir ce bruit régulier et dérangeant. Elle crie, elle hurle. Mais son mari demeure sourd à ses efforts pourtant acharnés. Alors, de rage, après s'être époumonée pendant de longs instants, la jeune femme saisit la vieille planche à découper posée près de l'évier et en assène un puissant coup sur la tête de son mari, qui s'écroule d'un bloc sur le sol, son verre éclatant à ses pieds.

Il est à terre. Il ne bouge plus. Ne dit rien. C'est à peine s'il respire. La rage d'Amadine s'en trouve décuplée et elle frappe de toutes ses forces sur le crâne bientôt défoncé de son mari. Plus elle cogne, plus elle crie. Et plus elle hurle, plus ses coups se font violents. Elle met toute l'énergie qui lui reste à réduire consciencieusement la tête de feu son époux en une bouillie sombre et spongieuse. Quand elle se relève enfin, ses bras, le haut de son corps et son visage son détrempés par le sang. La lueur pourpre qui découle de la fenêtre fait luire les reflets du liquide qui recouvre maintenant le sol de la cuisine. Amandine lâche alors la planche de bois qui rencontre le sol avec une éclaboussure. Elle contemple, hagarde, hébétée, le spectacle horrible qui coure sous ses yeux. Tout semble rouge, humide. Sa tête commence à tourner, les vertiges la prennent. Elle veut fuir, se débarrasser de cette migraine infernale. Elle crie, encore, s'arrachant la gorge déjà meurtrie par toute sa hargne. Elle suffoque, fait quelque pas chancelants et glisse sur la flaque d'hémoglobine qui s'étend à ses pieds. Sa tête vient heurter le coin de la table et elle s'écroule, inanimée, aux côtés de son mari. Sans un souffle, sans un bruit.


Histoires en vracOù les histoires vivent. Découvrez maintenant