Vendeurs de rêve

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Avril 2201
New York (
États-Unis)
04 : 39

Mon café est froid. Mon regard se noie au plus profond de la tasse, cherchant je ne sais quoi sous la surface immobile du liquide. J'expire longuement, pose ma tasse sur le bord de la table et vient me planter à la fenêtre. Des milliers de lumières jaillissent des profondeurs de la ville, illuminant le ciel de couleurs improbables. Du quatorzième étage, je perçois la circulation dense et les bruits nocturnes de la cité qui ne dort jamais. Amusant. J'ai dit "qui ne dort jamais". A vrai dire, plus grand monde ne dort de nos jours. Enfin soit, je me détache de ma contemplation et vient me rasseoir en face de mon pc. Il faut absolument que je finisse pour demain, sinon le boss va me démonter. "Le boss". Décidément, j'ai de l'humour ce soir. Comment puis-je décemment considérer que cet ignare incompétent, ringard et macho dispose d'une quelconque forme d'autorité sur moi ? Eh bien ma pauvre, tu devrais penser un peu moins et travailler un peu plus. Alors que mes doigts reprennent leur odyssée sur mes claviers, un sourire germe sur mon visage.

06 : 08

Je m'étire longuement, satisfaite du boulot abattu. Encore une heure et je pourrai me pointer comme une fleur au bureau. Une fleur en manque d'énergie et de motivation. Une fleur avec dix minutes de retard, mais qu'importe, tout le monde s'en fout. Je m'autorise donc une pause et migre vers la salle de bain. J'allume machinalement la télé avant de me faire couler un bain.
"... et profitez d'une vie bien remplie ! Les implants SGA-2, pour une vie deux fois plus longue !"
J'éteins rageusement l'appareil aussitôt la pub finie. Combien de temps vont-ils encore nous bourrer le crâne avec leurs conneries ? Empêcher les gens de dormir ne leur offre pas une vie deux fois meilleure, mais deux fois plus vide. Qu'est-ce que je ne ferais pas pour une bonne nuit de sommeil... J'ai beau rester aussi longtemps que possible sans me recharger, je n'arrive toujours pas à dormir. Je chasse mes pensées d'un soupir et me plonge dans la baignoire. Voilà au moins un plaisir intact.

06 : 51

Je sors d'un bon de l'eau qui s'est considérablement refroidie, furieuse. Je me suis encore rechargée ! Bordel, ça faisait quatre jours sans ! J'en ai marre que ces saloperies d'implants prennent le relais ! J'attrape rageusement une serviette et commence à m'essuyer fébrilement. Ah, les merveilles de la technologie ! On vous implante des nano-dispositifs quelques mois après la naissance et hop ! Magie ! Vous êtes devenu une sorte d'hybride aux capacités augmentés et aux possibilités multipliées ! Vous êtes fatigués ? Vous avez sommeil ? Vos implants condensent toute l'énergie procurée par un bon gros dodo en cinq petites minutes et vous voilà d'attaque pour 24 heures non-stop d'éveil productif ! Vos implants ont une défaillance ? Vous sentez que vous allez dormir ? Eh bien non ! Une autre série d'implants, qui se recharge tant que votre cœur bat, vous recharge en quelques minutes pour que vous ne puissiez pas manquer une minute de plu de cette vie merveilleusement plus longue !
"Putain !" Oups, je crois que j'ai crié un peu fort... Mais fallait que ça sorte. Une fois sèche, je passe vaguement ma main dans mes cheveux courts. Le miroir me renvoie mon visage aux traits légèrement tirés, quoique reposé. Une mèche d'un noir d'encre orne malicieusement mon front et semble me narguer. Bah, tant pis, de toute façon, t'allais être en re... Merde ! Qui c'est qui va être à la bourre ce matin ?

07 : 22

Sourire, gênée. Avancer, confiante. Vingt-deux minutes de retard ? Eh bien, vous allez rire mais il m'est arrivé un truc de dingue ! Alors que je repasse ma liste d'excuses bidons dans ma tête, je manque de percuter le boss (faut vraiment que j'arrête de l'appeler comme ça, surtout que c'est pas lui qui m'emploie). Il me toise avec un air narquois, se délecte de ma confusion.
"Alors chérie, on a passé une bonne nuit ? commence-t-il, hilare.
- Hey ! Bradley... Je euh...
- Te fatigue pas avec tes excuses Jaimie, va falloir que tu te rachètes, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
- Oh ! Brad !
- Oui ?
- Va bien te faire mettre !"
Je conclue ma pique d'un doigt d'honneur flamboyant qui achève de désappointer le minable avant de tourner prestement les talons. Franchement, un vrai stéréotype ambulant celui-là. Je jubile intérieurement en me dirigeant tranquillement vers mon espace de travail. Enfin, quand je dis travail, je parle de rester presque toute la journée ET toute la nuit devant des ordinateurs afin de protéger les données personnelles de millions de gens. Parce que les hackers non plus ne dorment pas. J'arrive finalement dans mon petit labo au style très épuré. Épuré. J'aime ce mot. Une large fenêtre court sur toute la longueur de la pièce et donne sur le parking bordé de jardins, quelques étages plus bas. Je pose mon sac sur une chaise et entreprend de faire un peu de rangement sur mon large bureau translucide. Je bouge mes cahiers, déplace un vieux pc et fait tomber un stylo qui résonne de façon étrange quand il percute ma jambe. Parce que ma jambe droite est en fait une prothèse. Dernière génération, résistante, légère. Qui a dit que la technologie faisait des merveilles ? En tous cas, on peut difficilement considérer le fait de se faire amputer comme une merveille. Mais les accidents de la route ont toujours le dernier mot. Je branche donc mes appareils, m'installe confortablement dans mon profond siège et commence ma besogne.

Une journée comme une autre. Insipide. Merdique.

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