Le mensonge

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Elle avait vu défiler des centaines de planètes, de systèmes. Le voyage n'avait jamais cessé, du moins depuis les derniers souvenirs qui lui revenaient en mémoire. Chaque matin, elle contemplait l'espace, spectacle de nuances de couleurs et de lumières. Allongée dans son lit, Osia se délectait de ce moment où, seule, elle pouvait plonger dans son imaginaire et s'inventer des histoires terrestres. Elle ne désignait jamais ça comme des rêves improbables auprès d'Alab, mais plutôt comme des vies qu'elle souhaitait vivre réellement. Ses yeux parcouraient ce tableau pendant qu'elle grignotait les portions alimentaires du petit déjeuner. Alors qu'elle plongeait à nouveau la main dans le paquet déjà vide, elle se rendit compte qu'il ne s'était pas encore présenté en frappant à sa porte, comme habituellement.

Elle s'assit sur le rebord du matelas, enfila ses chaussures. Puis elle se leva pour se diriger vers l'entrée de sa chambre. Sa couchette se rétracta lentement dans la paroi, son bureau fit son apparition. La caisse de développement y était présente mais pas les échantillons.
Elle plaqua son oreille contre la porte. Rien n'émanait de ce qui pouvait se trouver au dehors. Elle avait vu son protecteur toucher au boîtier de contrôle systématiquement à chacune de ses sorties. Hésitante, elle effleura les boutons avant qu'une voix féminine et pas tout à fait naturelle ne se fasse entendre :

- Bonjour Osia.

- Bonjour, répondit-elle poliment. Puis elle enchaîna : Où est Alab ?

- Il est inutile de l'attendre, Alab est absent, expliqua d'un ton monocorde l'Intelligence Artificielle.

- Qui va m'apporter les petits tubes ?

On ne lui apporta aucune réponse. Elle attendit naïvement encore pendant plusieurs minutes, plusieurs heures... Elle appela de nouveau la voix qu'elle avait entendue, en vain. Elle finit par s'assoupir, au milieu des figurines qu'elle avait soigneusement déposées sur sa couchette.

Au deuxième jour sans Alab, la peur s'installa progressivement dans son esprit. Elle avait tenté d'ouvrir à nouveau la porte mais il semblait que ses empreintes ne soient pas acceptées par le terminal.

À présent ses appels, des cris de détresse, déchiraient le silence qui l'entourait. Sans interlocuteur, elle se sentait prisonnière de sa chambre, bien plus que par le passé. Heureusement pour elle, le nécessaire pour sa survie était toujours à sa disposition, déposé mécaniquement au moment et à l'endroit voulu par ce qui semblait animer le vaisseau.
Mais vers la fin de la journée, le terminal de la porte changea soudainement de couleur pour passer au vert en émettant un petit cliquetis distinctif.

Osia savait pertinemment ce que cela voulait dire malgré l'isolement technologique dont elle était victime. Elle avait également vu Alab franchir le seuil de sa chambre à ce signal. Elle se dirigea alors naturellement vers l'entrée. Là, plantée devant cette plaque de métal polie, elle se mit à hésiter. Devait-elle vraiment passer de l'autre côté ? Qui y avait-il derrière ?

Entre temps la porte glissa lentement sur la droite dévoilant une coursive étriquée et aseptisée. Quelque chose l'interpella. Au-delà, les plaques au sol et certains éléments du plafond vibraient fortement, accompagnées de grondements sourds, l'éclairage vacillait par intermittence. Surprise, elle fit un pas en arrière. Puis tout cessa. Enfin, pas tout à fait. Si les bruits avaient cessés, elle pouvait tout de même distinguer visuellement les vibrations. Sa chambre était phonétiquement hermétique et compensait les mouvements du vaisseau, comme logée au sein d'un gyroscope.

Elle comprit alors l'épaisseur du mensonge qu'on avait dressé obstinément autour de son esprit et de son lieu de vie. Qui pouvait être capable de lui infliger une telle punition ?

Timidement, elle s'engouffra pour la première fois dans une zone qu'elle n'avait jamais arpentée jusqu'alors. Tout en effleurant du bout des doigts les parois en plastique blanc composite, elle tentait de garder son équilibre, parcourant du regard tout ce qui passait à portée. Rien de bien original ici : un chemin lumineux au sol, renforcé d'une bande antidérapante d'une cinquantaine de centimètres. Elle pouvait aisément toucher les parois opposées en tendant ses deux bras.

Après quelques mètres seulement, un nouveau sas l'attendait, en tout point identique au premier. Elle entra dans un espace guère plus spacieux que le précédent. Toujours cette même couleur blanche omniprésente, partout. Les vibrations reprirent, déclenchant un joli concert parmi tout un tas d'éléments en verre. D'ailleurs elle distingua quelque chose de très familier : des centaines de tubes à solution transparente. Du sol au plafond, ils étaient précisément alignés mais paraissaient entassés. Le manque de place était évident. Malgré le placement méthodique des petits flacons, le désordre régnait dans cette pièce. Le sol était jonché de débris en tout genre. Au fond un chariot ne reposait plus que sur deux de ses quatre roulettes, le dernier plateau en équilibre précaire sur le mur. Une secousse supplémentaire fit définitivement tout tomber à la renverse.

Les lampes grésillaient toujours hormis quelques-unes qui se stabilisaient. Un certain calme finit par s'installer ce qui lui ne déplut pas.
Les vrombissements cessèrent. L'éclairage baigna le petit laboratoire d'une enveloppe nacrée, comme si il ne s'était jamais rien passé.

Elle enjamba une pile de papiers, une chaise, puis atteignit l'opposé de la pièce où un énième passage coudé dévoilait un autre boyau du vaisseau. Elle avança, une couchette apparût sur sa gauche, quelques affaires personnelles étalées sur les draps froissés du lit. En face, une cabine bardée d'une myriade de commandes et signaux lumineux. La plupart passant de l'orange au rouge simultanément, orchestrés par un marionnettiste invisible. Un petit écran faisait tournoyer ce qui pouvait être apparenté au navire spatial mais elle ne pouvait l'affirmer. Une partie du modèle tridimensionnelle laissait apparaître une zone blanche clignotante... 

Par-delà la vitre, les étoiles, une supernova et son enveloppe rosée. Elle savait très bien de quoi était constitué l'espace : Alab lui avait tout appris. Pendant leurs échanges, les merveilles de l'univers et ses dangers la passionnaient, particulièrement en fin de journée où il avait pris l'habitude de venir après le dîner pour agrémenter son imagination avant qu'elle tombe dans les bras de Morphée.

Alab restait introuvable. Ça n'était pas ce qui la préoccupait le plus. Il était impossible qu'un équipage prenne place ici, elle voyageait dans une capsule, tout au plus une navette, mais en aucun cas un croiseur ou équivalent.

Perdue dans ses pensées, le pas hésitant, elle déboucha sur une pièce étrange. La passerelle sous ses pieds était dorénavant suspendue au centre d'une sphère mouvante, certainement l'espace le plus grand et le plus atypique du vaisseau, toutes proportions gardées...
Les mouvements étaient hypnotisant. La sphère tournait sur elle-même, lentement. Des milliers de petits cubes bleutés de quelques centimètres d'arête recouvraient la surface interne de la pièce et pivotaient également sur leur axe de fixation, donnant une sensation de vertige particulièrement désagréable. Quand ils s'entrechoquaient, une légère déformation était visible. L'ensemble semblait parfaitement ordonné, fluide et imperturbable.

En s'approchant, les pieds sur le bord de la plateforme, elle s'aperçut que chacun d'eux renfermait un minuscule objet mince et lisse dansant parmi le liquide qui l'entourait : elle comprit alors de quoi il s'agissait.

Les cubes d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant