Le crash

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Rien n'était aussi dramatique que le décor qui l'entourait.

De la tôle froissée, des nuages de fumée, le sol calciné sur plusieurs centaines de mètres. Le vent peinait même à disperser les volutes noires qui émanaient de l'épave. À quelques mètres d'elle un réacteur de stabilisation crachotait encore par intermittence comme prit d'une toux naissante.

Partout sur le site, des milliers de cubes bleutés, ceux qu'elle avait découvert avant leur entrée en atmosphère. Certains étaient pulvérisés, d'autres emprisonnés sous les gravats, montrant une petite partie de leur structure à la surface comme pour signaler leur présence.

Elle se mit debout et prit garde de ne pas les écraser en se frayant un chemin vers la crête du cratère que le crash avait occasionnée.
Une fois là-haut elle se redressa en s'aidant de ses mains face au monticule qui se dérobait sous ses pieds. Elle réajusta ses cheveux salis qui flottaient au vent et qui masquaient ses yeux.

La vue était splendide : par-delà une plaine fleurie de millions de couleurs dont beaucoup lui étaient inconnues, une chaîne de montagnes aux pics acérés, érigés vers l'ouest, suspendus, prêts à céder sous leur propre poids. À cette distance ils formaient une sorte de crinière de dragon. Derrière l'immense plaine, des chutes d'eaux résultantes de la fonte de neige éternelles visibles au sommet des dents ocres des monts parcourant l'horizon.

Il faisait jour. La lumière, semblable à celle sur les clichés qu'Alab lui avait montré, où l'on pouvait observer les paysages terrestres, offrait une parfaite vision du milieu qui l'entourait. Mais tout cela mettait surtout en évidence la présence d'une atmosphère autour de la planète.

Des bribes de souvenirs lui parvinrent à l'esprit. Encore à bord de l'Espérance, Alab lui avait révélé tout un tas de détails dont elle ne soupçonnait pas l'existence.

Pas plus d'équipage que de maison où rentrer. Rien de tout ça n'existait. Ou plutôt, cela n'existait plus. Tous deux n'étaient voués qu'à accomplir un destin déjà écrit dans les grandes lignes : rejoindre le dernier système abritant une exoplanète connue et propice à la vie. Réintégrer un écosystème partiel et favorable au développement d'une nouvelle civilisation.

Les informations les plus troublantes ne lui ont été transmises qu'un peu plus tard, quand ils sont entrés dans la pièce sphérique, là où ses échantillons flottaient dans les solutions préparées par Alab. Chacun de ses petits papiers renfermait une âme humaine, créée de toute pièce lors de leur long voyage. Une âme qui n'attendait qu'un corps pour se mouvoir et exister. Celles-ci étaient le fruit d'un projet ambitieux et inachevé, monté par un groupe de scientifiques sur la station humaine Humanity.

L'ADN présent dans les fichiers de l'Encyclopédie universelle leur avait permis de recréer un esprit, contrôlable et concrètement stable, une copie parfaite d'un homme, d'une femme ou d'un enfant ayant vécu sur la station.

Des milliers d'entre eux avaient atterri avec elle sur cette planète que l'intelligence artificielle avait choisie, après un savant et nébuleux calcul de probabilités.

Elle fit volteface, piquée par un sentiment d'affliction soudain.

- Alab !

Elle jeta son appel sur le cratère fumant derrière elle, désespérée que personne n'y réponde.

Elle courut vers le fond du trou, à proximité de l'épave. Retournant avec peine quelques restes de métal, elle mit la main sur d'autres cubes mais aucune trace d'Alab.

Elle grimpa de nouveau l'autre versant du sillon creusé par le choc du vaisseau sur le sol.

Elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle vit à cet instant, croyant que la tragédie qu'elle vivait troublait son esprit.

Un rayon blanc pâle pointait vers le ciel. Comment avait elle fait pour ne pas s'en apercevoir ?
Là-bas, à sa source, une machine bourdonnait. Le crépitement d'énergie détourna son attention mais elle finit par entrevoir une paire de jambes inanimées et dépassant de l'arrière de l'engin.

Elle se précipita vers Alab, partiellement brûlé et silencieux.
Il semblait paisible et éteint, plongé dans un sommeil dont il ne se réveillerai jamais.
Elle resta là, figée un moment et envahit de tristesse, ses mains dans les siennes.

Ce ne fut qu'après cet instant qu'elle vit les petits cubes bleutés reliés à la base de sa nuque, quelques-uns seulement.
Surprise par cette mise en scène peu commune, elle se releva pour jeter un œil autour d'elle. D'autres cubes avaient été agencés à l'écart pour former un mot dans la poussière.
Il avait réussi à s'extirper de la carcasse pour prendre le temps de terminer quelque chose. De toute évidence cette tâche était suffisamment importante pour ne pas venir la secourir elle... Mais dans quel but ?
Elle s'approcha pour mieux voir que les lettres formant "racine" étaient ancrées dans le sol grisâtre à ses pieds.

Elle n'avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier. Que voulait lui dire Alab ?

Elle se retrouva brutalement dans la même solitude qu'elle avait vécu durant leur voyage. Celle qui l'avait forcée à pousser son imagination au-delà du possible pour la faire rêver de mondes dont elle-seule avait les clefs...
Mais cette solitude s'accompagnait de détresse extrême qui la fit pleurer.

Cela ne l'aiderait pas, et encore moins ne les amènerai jusqu'à leur destinée. Alab le martelait souvent. Elle trouvait cela cruelle. Après tout, pleurer était une chose tout à fait commune pour une jeune fille de son âge.

Le souvenir des dires de son protecteur la ramena à la réalité. Elle essuya ses larmes en balayant son visage avec le tissu de sa manche.

Elle essaya de reconstituer le puzzle avec les pièces qu'il lui avait fournies. Les échantillons, le mot laissé au sol et le générateur.

Elle leva les yeux au ciel en suivant la projection du rayon d'énergie. Là-haut, il s'estompait pour disparaître dans les nuages.

C'est alors qu'elle se souvint d'une soirée passée en compagnie d'Alab qui lui avait alors conté une histoire. Elle reprit alors une de ses phrases à voix haute :

" Et c'est à ce moment-là, quand tout finit par les réunir, que leurs âmes prirent racine dans le bonheur qu'ils avaient dûment mérité... "

Elle se tourna vers Alab, comme s'il avait lui-même prononcé ces mots. Un sourire se dessina finalement sur sa mine noircie par la chaleur émanant du vaisseau, auparavant déconfite et blême.

Les morceaux s'agencèrent naturellement dans son esprit, formant la solution à cette équation pourtant indéchiffrable pour elle la minute précédente...

Les cubes d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant