La rencontre

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- Alab, ... Alab réveillez-vous !

La douleur dans son crâne était écrasante. Il porta sa main à sa tempe. La moitié de son visage baignait dans son sang. La vision trouble et l'esprit brouillé, il se leva péniblement et resta un temps sur ses genoux.

Sa léthargie l'avait d'abord épargné du reste de la salle machine. Le vacarme assourdissant le replongea presque immédiatement dans la douleur, ses deux mains plaquées sur ses oreilles.

Il fallait agir vite.

Il se souvint de l'origine de sa venue ici. Le propulseur principal avait surchauffé après la traversée du champ d'astéroïdes en bordure du système Ionos. Les manœuvres d'évitement automatiques, d'ordinaire tout à fait anodines, avaient duré plus de deux heures. La carlingue vieillissante et les réacteurs d'un autre âge n'avait pas apprécié qu'on leur impose un slalom à quelques millions de kilomètres du terme de leur voyage.

Le réacteur numéro trois, le plus imposant des cinq et celui qui permettait les sauts hyper spatiaux avait vu son noyau entamer une phase de fusion. À présent, et en son cœur, il se consumait lui-même. Tôt ou tard, la propulsion cesserait.

Techniquement la poussée pouvait être reprise par les quatre autres, à très faible allure cependant. Le vrai caillou qui allait se glisser dans la botte d'Alab, c'est l'explosion qui s'ensuivrait. Théoriquement cette fois, et grâce à ses souvenirs de l'école de pilotage spatial, il savait que la fusion d'un réacteur, bien que gravissime, pouvait durer plusieurs mois. Sur la fin, la fusion croissait exponentiellement menant le système de propulsion au point zéro : aucune poussée, aucun survivant. Une pointe d'ironie que les instructeurs aimaient rappeler pour amuser les jeunes apprentis pilotes.

- Bon sang, ma tête me fait un mal de chien ! Grogna-t-il.

- Vous avez été touché par la chute d'une des rampes de passage de câbles, répondit l'intelligence artificielle d'un ton calme.

- Si vous pouviez vous taire, je vous assure que mon mal de tête cesserait, invectiva-t-il.

- Vos sarcasmes ne nous sont pas utiles, répliqua-t-elle. J'ai tout de même une bonne nouvelle pour vous.

- "Tout de même" ? Releva Alab, interrogateur.

- Nous approchons de notre but. L'ennui c'est que le moteur principal ne tiendra pas jusque-là.

Un frisson glacial parcourut l'échine d'Alab.

- Vous connaissez la procédure ?

- Oui, répondit-il gravement.

- Pouvez-vous vous relever ?

Alab ne dit rien et finit par se lever. Le voyage touchait à sa fin. Il parcourut ses mains du regard, les paumes usées par le temps, empourprées de son propre sang. Ou plutôt noircies, car l'alarme qui plongeait la machinerie dans un voile rouge et sombre altérait les couleurs perçues.
Dans un reflet métallique, il aperçut son visage émacié. Sa barbe, autrefois brossée et lisse n'était plus aussi entretenue. Dans chacune de ses iris cerclée d'azur, il lisait la peur mêlée à la résignation.
Il entendit des pas au loin, le bruit ambiant avala finalement les ondes qui étaient parvenues jusqu'à lui.

- Alab, la ...

- J'ai entendu, coupa-t-il.

Osia s'approchait. Il se moquait du protocole à présent que la mission était compromise. Il comptait bien jouer le rôle qu'Osia avait toujours voulu et mérité : celui d'un père à son enfant.

Osia se présenta sur le seuil de la salle machine. Son visage était différent du sien, le regard accusateur, placardé d'une expression glaciale. Elle semblait avoir mûrie soudainement de quelques années, faisant sa fierté à lui et alimentant son appréhension à elle.

Elle n'était nullement choquée par son apparence et n'avait pas l'air inquiète le moins du monde par son état.

- Je savais que tu mentais, toujours...

Alab la pointa péniblement du doigt.

- Osia, tu ne peux pas dire ça. Chaque année passée à bord de ce vaisseau est devenu une épreuve pour moi, tu...

- Tu m'as toujours dit que je verrai un jour l'équipage ! L'interrompit-elle, les yeux larmoyants.

Un craquement lointain mit fin à l'agressivité d'Osia qui se réfugia instantanément dans les bras de son protecteur.

- Dès les premiers jours du voyage j'ai pris conscience de la gravité de mes actes. Des millions de vie ont été sacrifiées avant nous, mais ne justifiaient pas qu'on sacrifie la tienne ensuite pour l'éviter de nouveau...

À présent, la petite fixait le vieillard de terreur, le souffle coupé. Sa bouche à demie ouverte semblait étouffer un cri.

Puis l'ordinateur de bord se manifesta soudainement :
- Entrée en atmosphère de la planète 14B-62 imminente. Seuil critique du propulseur principal proche de zéro. Le personnel de bord est invité à rejoindre le compartiment sécurisé.

- Osia, tout est bientôt terminé. Tu as entendu ?

- Je vais mourir ?

Alab fut surpris par sa réponse mais elle n'avait pas oublié les premiers mots qu'il avait employé, des mots durs qu'elle n'avait pas eu l'habitude d'entendre jusqu'à présent. Un parallèle était né dans son esprit avec l'environnement qui l'entourait, à la fois bruyant et effrayant. Sa colère s'était muée en peur, celle qui la poussait irrémédiablement en dehors de sa zone de confort. Sa jeunesse lui intimait de courir en direction de sa chambre, pourtant sa raison attendait un geste ou quelques mots de la part d'Alab, son seul repère ici.

Il leva alors la tête, la petite fille blottit dans ses bras. Il cherchait à joindre l'ordinateur de bord.

- Peux-tu me confirmer que sa cabine soit l'endroit le plus sûr pour elle ? Demanda-t-il.

- Oui, la pièce vous protégera durant l'entrée en haute atmosphère. Je ne peux vous assurer que ce soit le cas pour l'atterrissage, répondit l'intelligence artificielle.

Alab garda l'enfant contre lui jusqu'à l'autre bout du vaisseau, traversant les différentes pièces qu'elles avaient découvertes il y a peu. Malgré l'urgence de la situation, il s'y attarda et lui expliqua le rôle de chacune d'elle en murmurant dans son oreille, comme les histoires qu'il lui comptait le soir. Osia, bien qu'apeurée, l'écoutait passionnément et sans retenue. Alab savait que sa peur était nourrie par son ignorance. Ses explications l'aidaient à apaiser la petite.

Une fois arrivés à sa chambre, et après avoir pris soin de refermer la porte, un calme relatif s'installa. Il la glissa dans son lit. La grande baie laissait entrevoir les premiers halos de feu qui se dessinait silencieusement au-dessus d'eux, faisant miroiter des lueurs orangées comme un brasier de cheminée l'aurait fait dans un salon. Mais ce déluge de flammes n'était que les prémices de leur fin.

Alab jugea alors que le moment était venu.

Il lui dit à voix basse :
- Osia, cela fait maintenant un peu plus de dix longues années que tu es à bord de l'Espérance. Une minuscule navette envoyée dans l'espace sur ordre des derniers membres du Conseil Humain.

Après le grand cataclysme, et dans la précipitation des évènements dramatiques qui ont eu suivi sur Humanity, la station spatiale humaine en orbite autour de Saturne, je suis parti avec tout mon travail en espérant pouvoir sauver l'héritage de l'espèce humaine.

Nous t'avons créé à bord de l'Espérance...
Tu es la première du programme de repeuplement...

Elle détourna son regard, laissant apparaître une colère sous-jacente.

- Je suis désolé de te l'avoir caché, reprit Alab, la voix tremblante. Mais ce n'est que la version officialisée dans les rapports de mission...

La petite fille le fixa de nouveau, sans un mot, en attente du coup de grâce final.

- Tu as été créée pour pouvoir réaliser la Mise en Développement des nouvelles souches, celles-là même qui permettront aux hommes de renaître sur un nouveau monde. La morphologie naturelle de tes doigts et ton innocence était les ingrédients nécessaires à notre destinée...

La voix étranglée par son chagrin il termina par ces mots :
- Tu t'éteindras bientôt... Tu es la première souche stabilisée mais tu ne pourras pas vieillir, ton organisme ne le supportera pas...

Les cubes d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant