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La grisaille de cette fin novembre me plombe le moral alors que j'avance en direction de la boutique dans laquelle je passe le plus clair de ma vie. Il faut dire que depuis que je travaille ici, à savoir un peu moins de deux ans, le patron se repose beaucoup sur moi. Ce n'est pas pour me déplaire, bien au contraire, j'adore ce boulot, grâce à lui je baigne dans l'univers que je préfère : la musique. Il me permet de garder un lien avec cette passion qui me nourrit depuis toujours et qui m'a aidé à ne pas perdre pied.

J'ouvre la porte et pénètre dans le magasin qui possède cette ambiance feutrée que j'affectionne tant. Le bois du vieux plancher et des bacs de disques vinyle se marie à merveille avec la modernité des étagères à CD et de certains instruments disposés dans le coin prévu à cet effet, ainsi qu'avec les affiches de musiciens légendaires accrochées aux murs de l'unique grande pièce accessible aux clients. Je renifle à plein poumon cette odeur mêlant l'ancien au neuf avant d'allumer la lumière et de refermer la porte derrière moi. Puis je me rends dans la petite salle qui fait office de vestiaire et de cuisine à l'arrière du bâtiment. Je m'y fais couler un café, range mes affaires dans mon casier, puis j'augmente un peu le chauffage afin d'être plus à l'aise. Ensuite, je prends les clés et le fond de caisses dans un coffre et vais installer le tout. Ma routine du matin est bien huilée, j'ai mes repères et je me sens chez moi ici.

Mon rêve serait de racheter cette boutique à Mike le propriétaire qui vieillit et s'investit de moins en moins dans son commerce. Cependant, je n'ai pas encore osé lui en parler de peur qu'il pense que je veuille le mettre dehors. Pour l'instant, je patiente, je reconstruis ma vie, morceau par morceau.

Une fois que tout est en place, je me dirige vers l'un des bacs de disques, sachant déjà très bien ce que je recherche. Je passe en revue les pochettes avant d'enfin trouver la petite perle que j'ai envie d'écouter depuis que je me suis levé. J'aurais pu le faire chez moi, grâce au CD que je possède, mais je ne connais rien de mieux que de savourer le son d'un vinyle sur une vieille platine. Ici, j'ai tout ce qu'il faut pour me régaler.

— Ah ! ça y est, je te tiens, lancé-je en sortant le trente-trois tours dans un geste victorieux.

The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. De David Bowie. Un nom à rallonge pour un album culte dont je ne me lasserai jamais. Je file vers la platine, allume les enceintes et place le disque dirigeant le saphir sur la plage que je souhaite entendre en premier. Starman.

Je laisse les accords de guitare ainsi que la voix si particulière de Bowie me conter cette histoire d'un voyageur venu des étoiles qui nous apporterait un message de paix, et je me mets à chanter à tue-tête sur le refrain si entraînant. Tout est parfait, la journée peut commencer.

La matinée file au rythme des visites des clients, du rangement obligatoire après leur passage, de divers appels téléphoniques et bien entendu de la musique qui joue en continu. Tout paraît normal et pour rien au monde je n'aurais imaginé que cette journée allait marquer un tournant dans ma vie.

Alors que je mets un peu d'ordre dans le bac des vinyles, la sonnette de la porte se fait entendre. Je redresse la tête et souris en voyant mes potes Julian et Zachary entrer en discutant bruyamment.

— Salut, mec, on a du temps ce midi, tu déjeunes avec nous ? me demande Zach en me tendant sa main.

— Salut, les gars, ouais pourquoi pas, mais ça dépend où, je n'ai pas plus d'une heure, comme d'habitude, alors je ne peux pas bouger trop loin.

— On s'installe au pub du coin de la rue, ça te va ?

— Pas de problème, c'est parfait, je prends ma veste et je vous accompagne.

Après avoir récupéré mes affaires et fermé le magasin, je suis mes amis vers le bar que nous fréquentons régulièrement, un endroit que Zachary, d'origine Irlandaise, a déniché alors qu'il venait juste d'arriver à Londres et dont nous avons fait notre QG. Et, comme le hasard fait bien les choses, il se situe à cinq minutes à pied de la boutique. Nous nous arrêtons au comptoir pour saluer le propriétaire et prenons quelques minutes pour discuter avec lui. Nous en profitons pour commander nos repas, puis nous nous installons en salle. Il y a du monde, nous réussissons tout de même à nous dégoter une table de deux sur laquelle nous allons devoir nous serrer. Nous avons l'habitude, ce genre de situations est plutôt fréquent à cette heure-ci.

Mes amis prennent place, me laissant me débrouiller pour trouver de quoi poser mes fesses. Je me retourne donc vers la table derrière la nôtre, à laquelle sont assis deux mecs en pleine discussion, pour récupérer une de leurs chaises libres.

— Excusez-moi, est-ce que je peux vous l'emprunter ? demandé-je, mal à l'aise de les interrompre, en désignant l'objet en question.

— Heu ouais bien sûr, vas-y.

Tout en parlant, le gars se tourne vers moi, provoquant un bouleversement que je n'aurais jamais imaginé. Le reste se passe comme au ralenti. Sa voix, grave et nonchalante, me renverse, puis ce sont ses yeux, d'un vert sombre, qui plongent dans les miens. J'ai l'impression qu'une main m'enserre l'estomac. C'est aussi soudain qu'inattendu. Je ne comprends rien à ce qui est en train de se produire.

— Heu... je... merci ? bafouillé-je, incapable de dire autre chose.

Il me sourit, il n'a pas l'air de se foutre de moi, au contraire, ses prunelles sont toujours ancrées dans les miennes. Ses yeux sont aussi verts que les miens sont bleus, ils m'envoûtent comme ça ne m'était encore jamais arrivé. Je finis par baisser mon regard vers la chaise et m'en saisis, peut-être un peu brusquement, avant de me retourner vers notre petite table et m'asseoir enfin. Sans comprendre pourquoi, je sens le rouge me monter aux joues d'une manière désagréable.

— C'était quoi ça ? m'interroge Julian, étonné, alors que Zach me fixe d'un air... bizarre.

— Quoi, ça ? Il n'y a rien...

— Arrête Colin, continue Julian en chuchotant. Tu as bugué sur ce mec.

— Bugué ? Nan, je... enfin y'a rien, répété-je pour me sortir de cette situation surnaturelle.

— On n'a rien contre, tu sais.

Je me tourne vers Zach qui vient de parler et qui arbore un sourire taquin. Mais qu'est-ce qu'ils me racontent les deux là ?

— Quoi ?

— Si ce gars te plaît... on n'y voit pas d'inconvénient, n'est-ce pas Ju ?

— Je confirme, Cal se sentira moins seul.

Ils éclatent de rire, me laissant à ma stupeur. Putain, mais c'est quoi ce merdier ? Je ne suis pas attiré par ce mec ni par aucun homme. Je n'ai eu de relations qu'avec des filles et je ne m'imagine pas avec quelqu'un d'autre qu'une femme. J'allais ouvrir ma gueule pour leur dire de fermer la leur, mais on nous apporte nos assiettes. Bon sang ! Pour une fois que je suis interrompu au bon moment... Zach et Julian plongent dans leur repas et je fais de même. Je reste silencieux alors que mes amis discutent sans imaginer la tempête intérieure qui bouleverse mes tripes.

Cependant, je ne peux m'empêcher d'écouter la voix grave du gars aux yeux verts, assis derrière moi.

Quelques secondes Tome 1 Colin & Hunter (Sous Contrat D'édition)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant