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Assis derrière ma caisse, je compte les secondes. On ne peut pas dire que j'ai été très actif ou accueillant cet après-midi, mon esprit étant trop encombré pour que je travaille avec sérénité. J'ai comme une grosseur en plein milieu de mon ventre. La sensation qui m'a envahi au pub tout à l'heure ne m'a pas lâché, bien au contraire, elle s'est amplifiée, m'empêchant de reprendre le cours de ma journée avec quiétude. Mon cerveau, lui, par contre, fonctionne à une vitesse que je ne lui pensais pas capable. Il mouline comme jamais, ressassant sans cesse la scène qui a eu lieu ce midi. Comment la voix et le regard d'un homme ont-ils pu provoquer une telle réaction en moi ? Jamais je n'avais éprouvé cette pression sur mon estomac, ou bloqué de cette manière sur quelqu'un, pas même une femme, pas même Olivia que j'ai pourtant aimée sincèrement. Et soudain, un garçon devient la cause de toutes ces sensations inconnues. Je n'ai rien contre... enfin ce que je veux dire c'est que je respecte les préférences de chacun, homo, hétéro, je m'en fous. Calvin est bi et ça n'a rien changé à notre lien quand nous l'avons su. Il est un de mes amis les plus proches. Je n'ai pas à juger l'amour. Il se ressent, il ne se choisit pas... mais là, c'est de moi qu'il s'agit. Alors tout à coup, ça rend les choses plus concrètes, réelles... et surtout plus effrayantes.

Les gars n'ont pas reparlé de cet événement une fois notre repas terminé, il faut dire que je ne leur en ai pas laissé le temps, je me suis presque enfui. Je devais partir, m'éloigner de cet homme qui me bouleversait. J'ai payé et j'ai pris congé comme un voleur. Je pensais qu'ils viendraient me voir à la boutique ou qu'ils m'enverraient des messages, mais non, et c'est tant mieux. J'ai besoin qu'on me foute la paix.

Depuis mon retour, je suis assis derrière le comptoir et j'observe les clients du magasin ou les passants qui déambulent dans la rue. Je me lève lorsque c'est nécessaire pour aider ou conseiller un possible acheteur, mais sinon, mes fesses restent vissées à mon tabouret. J'attends de ressentir quelque chose d'autre que ce poids qui m'encombre. Je souhaite plus que tout qu'une femme entre dans mon champ de vision et me fasse tourner la tête, qu'elle invite une nuée de papillons dans mes entrailles, qu'elle provoque des réactions corporelles typiquement masculines. Cependant, il ne se passe rien, enfin, rien de ce que j'espère. Je reste bloqué sur ce gars, cet inconnu qui s'est pourtant incrusté dans mon crâne pour ne plus en ressortir.

Je n'ai jamais été du genre attentif aux petits détails, mais aujourd'hui j'en ai remarqué une pelletée en si peu de temps que je ne me reconnais pas, et que ça en devient flippant.

La couleur si particulière de ses yeux, ses cheveux bruns en bordel, son nez fin et sa mâchoire anguleuse. Les manches de sa chemise étaient retroussées, laissant apparaître le début d'un tatouage qui doit sans doute s'étirer le long de son bras, peut-être jusqu'à son biceps ou son épaule. Il semblait grand, plus que moi. Sa voix était chaude, faite pour chuchoter. Et pour couronner le tout, il dégageait un je-ne-sais-quoi qui m'a retourné, néanmoins je serais bien incapable de dire quoi. Même la musique qui passait à ce moment-là – Dirty Old Town de The Pogues – et les effluves de friture et de steaks bien cuits qui imprégnaient le pub me reviennent en mémoire. Je frissonne et me frotte le visage de mes mains.

J'ai faim ! J'abandonne mon poste d'observation en grognant afin de me rendre vite fait dans la salle de pause et de me dégoter un paquet de gâteaux, ce qui me permettra de patienter jusqu'au dîner. Je suis en train de me prendre la tête sur quelque chose qui ne veut peut-être rien dire. En effet, être un garçon ne m'empêche pas d'en trouver un autre attirant. Le monde a évolué, le temps où les hommes s'interdisaient de déclarer qu'un mec est séduisant est révolu, non ? Bon, dans mon cas c'est un peu plus que cela, mais je suis certain que ça ne signifie rien d'important. Je suis fragile en ce moment, me retrouver seul dans mon appartement après avoir vécu chez David pendant deux ans n'est pas facile tous les jours. La solitude me pèse parfois, même si ma bande de copains est très présente. Oui, tout s'explique en fin de compte.

Je respire un grand coup en revenant dans la pièce principale. Le magasin est vide, si j'en profitais pour jouer un peu, me débarrasser la tête de toutes ces questions ? J'arrête la platine sur laquelle tournait un vieux disque de The Cure, attrape une guitare acoustique et m'installe sur le tabouret dans le coin où sont disposés quelques instruments que les clients peuvent tester. Nous n'en possédons pas beaucoup, juste de quoi essayer pour ensuite passer commande. Un clavier, quatre guitares — deux électriques, une folk et une classique — un violon et quelques cuivres accrochés au mur. Mais ce qui donne du charme à ce petit espace est la grande affiche, en noir et blanc, de Jimmy Hendrix. Il sourit en recrachant un nuage de fumée, tenant un mégot entre ses doigts. Il est aux antipodes de l'image que l'on peut avoir de lui, grave, sérieuse, torturée. J'aime par-dessus tout me poser ici lorsque personne n'investit la boutique et m'imprégner de cet univers sans lequel je ne serais rien.

Le son des cordes que je gratte au hasard me détend, m'apaise. Je ferme les yeux et joue un air inconnu, venant de nulle part. J'ai eu beaucoup de mal à me mettre à l'improvisation. J'étais très scolaire en matière de musique avant de commencer mes études, je suivais les partitions à la lettre ou je reproduisais les mélodies à l'oreille, mais toujours en restant fidèle au compositeur. Ce sont mes rencontres, une fois mon école entamée, qui m'ont fait évoluer. Éva en particulier, elle est un vrai électron libre, tout l'inverse de moi. Pour elle, respecter une portée de notes est ennuyeux. Nous nous sommes beaucoup apportés mutuellement. J'ai hélas dû tout abandonner à la mort de maman. Je m'estime pourtant heureux d'avoir pu trouver un travail dans ce milieu, il me permet de m'épanouir même si c'est d'une tout autre manière.

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Quelques secondes Tome 1 Colin & Hunter (Sous Contrat D'édition)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant