Comme pousse une fleur dans un monde brisé...

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J'enfile rapidement mon uniforme avant de quitter la maison. Juste avant d'ajuster mon masque à gaz, je lance :

-A ce soir !

Et j'entrouvre la porte pour me faufiler hors de l'appartement avant de la refermer soigneusement derrière moi. J'emprunte ensuite la rue principale, comme les voisins et de nombreux autres pour me rendre à l'Usine. Cela fait deux mois que j'y travaille à mi-temps. A l'origine, ce n'était pas ma fonction mais, face aux désistements multiples des employés et à certains cas de morts, le gouvernement m'a très fortement suggéré d'accepter leur proposition : Venir, trois fois par semaine, à l'Usine pour "honorer les lieux de ma présence". Stupide comme prétexte. Mais ils savent bien que je ne pouvais pas refuser. J'avais trop peur qu'ils m'incarcèrent, qu'ils m'éloignent pour toujours de Fuka. Il ne fait pas de doute qu'ils en ont le pouvoir.

Fuka, c'est le petit rayon de soleil de mon existence. C'est elle qui me soutient dans les plus durs moments, c'est pour elle que je suis prête à endurer les pires tortures. Comme par exemple celle de plonger dans des volutes toxiques trois fois par semaine à titre bénévole. Je suis son aide-soignante. Depuis toute petite, Fuka est atteinte d'une très grave maladie. Une maladie génétique qui a fait son apparition il y a trente ans de cela, vers 2070. Cette infection l'empêche de quitter l'appartement, elle est trop fragile pour s'exposer à l'air libre. La pollution pourrait bien la tuer sur le coup, si jamais elle s'y risquait. Mais Fuka a les pieds sur terre. Elle s'est, depuis bien longtemps, résignée à son sort. Aussi, ma petite protégée est devenue très timide car elle n'a pas l'habitude de côtoyer beaucoup de personnes.

Je n'oublierai jamais la terreur qui avait été la sienne lorsque son père avait décidé d'organiser une petite fête pour son anniversaire, il y a trois ans. Il avait invité les enfants d'autres personnalités influentes et les convives étaient au nombre de quinze. Il lui avait fait la surprise et lorsque tous ces gens, inconnus d'elle, étaient rentrés dans sa chambre exiguë en parlant fort et en ricanant, elle avait hurlé et s'était évanouie. Elle avait fait peur à beaucoup de personnes ce jour-là, aux invités et à moi. Mais pour des raisons différentes. Les invités avaient eu peur pour eux. J'avais eu peur pour elle. Depuis son père ne vient plus. Il garde ses distances. Je crois comprendre qu'il a honte de sa fille, trop fragile et trop solitaire. Il ne pourra jamais en faire ce qu'il voudrait. Il ne pourra jamais en faire une autre version de lui, manipulatrice et terriblement rusée. Enfin, c'est ce que j'en pense. Mais après tout je ne suis qu'une misérable aide soignante.

L'Usine est grande, sale et terne. Chaque cri, chaque parole, chaque murmure pourrait y résonner des heures. Mais personne n'y parle jamais. Tous s'affairent en silence, pressés de quitter cet endroit maudit où chaque minute a un goût de mort. Je ne suis pas en reste. Je veux surtout retrouver Fuka rapidement. Je déteste la laisser seule. Elle n'a que ses livres et ses dessins pour l'occuper. Fuka a un véritable don pour le dessin. Elle peint des paysages d'une splendeur incomparable sans jamais avoir quitté son domicile. C'est comme si elle peignait avec toutes les couleurs de son âme. Je ne me lasse pas de ses oeuvres. Elle pourrait aisément devenir une artiste, une cyber-peintre plus tard. Les places sont rares mais elle se ferait facilement accepter avec le talent qu'elle a. Je n'arrive pas à imaginer une Fuka adulte. Je suis certaine que, même dans la vieillesse, ma petite malade aura l'air d'une petite fille. Et pourtant, elle est tellement mature...Elle me sort des phrases que je n'aurai jamais pu trouver et qui brillent de profondeur. Des réflexions sur la vie en général. Sur les rêves en particulier. Je ne rêve pas moi, je n'ai pas ces visions qu'elle a, dans son sommeil, des visions merveilleuses ou glaçantes, folles et stupéfiantes de réalisme. Il faut croire que je suis trop vieille, trop sérieuse pour rêver. Il n'empêche...j'aimerais bien savoir ce que cela fait.

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