Cinq

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Il aurait peut-être fallu connaître l'immeuble pour connaître Tallulah.

L'immeuble était un vieux bâtiment ancien, du style haussmannien, aux gouttières emplies de chats et de pluie. Les murs, sous la chaleur, dégageaient une odeur forte de fleur brûlée ou fanée, selon que les nuages soient blanc comme lait ou embué jusqu'à la moelle de cette osmose grise, nommée pollution dans les bulletins météorologiques.
Phrase allongée je vous l'accorde, et Tallulah allongeait souvent le bras jusqu'à l'extrême afin d'atteindre la télécommande, celle munie de piles non usagées, située en bord de meuble.
Cette télécommande saisie permettait d'embrayer le journal météorologique pour placer en fond sonore une symphonie d'un compositeur automatiquement russe ou italien, mort et illustre.

L'immeuble se situait au 32 rue Lepic, dans le dix-huitième arrondissement de Paris. En face, un magasin d'ampoule perdurait depuis bientôt vingt-neuf années, ce qui était très respectable pour son propriétaire, on en conviendra.
Le magasin en soi n'avait rien d'exceptionnel, et n'aurait été mentionné si n'y avait pas travaillé le porteur de lait, un garçon italien qu'on connaissait depuis peu.
Seul autre locataire de l'immeuble, il passait son temps à me caresser la tête grassement, à regarder la vitre du magasin lorsqu'elle était sale ou pleine de reflets, ainsi qu'à compter les ampoules, les classer, les casser parfois, les vendre. Cela l'ennuyait mortellement.
Alors heureusement, ses après-midis vidées de toutes obligations, il montait sur le toit pour donner à manger aux oiseaux.
Il s'appelait Camille l'androgyne, avait dix-sept printemps et le front d'un marin à la ville.
Tallulah l'aimait bien car souvent il venait chez nous partager le couvert, et s'asseyait longtemps en silence, les yeux rêveurs, se laissant bercer par le chant de ma maîtresse.
Il avait la chair tendre et pale, ce qui me rappelait les dormeurs apaisés d'un sommeil engouffré par le vent.
Les voiles des bateaux, au loin dans ses yeux, ne gonflaient que très peu.

Peaux Chamanes Où les histoires vivent. Découvrez maintenant