PARTIE 7

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Le ciel s'était paré de nuages cette nuit-là, les étoiles se cachaient derrière eux. Allongés sur le capot de la voiture, Fleur et Jean-René regardaient ce ciel drapé.

- C'est dommage quand on ne voit pas les étoiles.

- Elles sont quand même là. Et les nuages, c'est beau aussi.

Jean-René haussa les épaules. Il préférait les étoiles aux nuages.

- Je ne savais pas que tu aimais la poésie.

- Hein ?

Le jeune homme tourna la tête vers Fleur, qui tenait dans ses mains les Poèmes saturniens de Verlaine.

- Vous avez trouvé ça où ?! s'écria-t-il d'un ton aigu, comme si on avait découvert un horrible secret sur lui.

- Dans la boîte à gant.

Jean-René lui arracha le livre des mains.

- Vous aviez pas à fouiller.

- Je ne savais pas que tu aimais la poésie, répéta-t-elle.

Il posa le recueil contre son cœur, en soupirant.

- Je n'aime pas la poésie. C'est plus fort que ça. Je suis amoureux de la poésie.

- Tu as déjà écrit des poèmes ?

Il tourna la tête vers elle, et l'observa comme on contemple de l'art abstrait à la signification énigmatique.

- Oui... murmura-t-il, gêné. Mais personne ne les a jamais lus. Et puis ils sont pas très biens.

- Moi, je ne sais pas écrire de poèmes.

- Ah ouais ?

- Je n'ai pas la subtilité qu'il faut pour en faire des bons. Tu peux m'en réciter un ?

- Un quoi ?

- Un de tes poèmes.

- Heu...

Il se racla la gorge.

- C'est que... Je ne les ai jamais lus à personne.

- Il y a une première fois à tout tu sais. Et puis de quoi tu as peur ? Je ne te jugerais pas.

Fleur tourna la tête vers lui et lui fit un gentil sourire.

- Bon... Ok...

Il se leva pour se mettre debout, et nerveux, il dansa d'un pied sur l'autre. Il n'avait jamais interprété un poème devant quelqu'un, il trouvait ça terrifiant d'autant plus qu'il s'agissait d'un des siens. Il respira profondément pour trouver du courage, puis il commença d'une voix tremblante.

Pendant qu'il donnait vie à son œuvre, il essayait d'oublier la présence de Fleur pour s'abandonner complètement à son poème, et lorsqu'arriva le dernier vers sa voix tremblait toujours, mais cette fois-ci à cause de l'insondable passion qui l'animait. Il se sentit alors perdu quand son cerveau se rebrancha à la réalité, parce qu'il s'était tellement plongé dans son poème qu'il avait vécu dedans et que présent et passion s'étaient confondus. Fleur n'applaudit pas et se tu car son regard disait bien plus, et Jean-René redevint nerveux.

- Bon, heu, voilà... dit-il en retournant s'asseoir aux côtés de Fleur.

- Tu as déjà montré tes poèmes à quelqu'un ?

- Non...

- Tu sais que ce n'est pas comme ça qu'on reconnaîtra ton talent.

- Vous voulez que j'fasse comment ? Et allez pas croire que j'ai pas essayé. Après l'bac je voulais aller au Conservatoire pour le théâtre, mais même avec les bourses j'avais pas les thunes. Et pour participer au concours d'art dramatique faut avoir au moins une année d'apprentissage au théâtre. J'ai quand même essayé de me faire remarquer, mais z'avez vu ma dégaine ? Personne ne me prend au sérieux. Et puis quand t'a pas de fric, tu peux rien faire dans c'monde. Jean d'Ormesson disait que l'argent est la forme prise par le mal pour se faire adorer, que le mal naît avec la pensée et prospère avec l'argent. Et croyez-moi qu'il a bien raison.

Le jeune homme soupira.

- Vous savez l'pire ? Ma mère est désespérée car elle arrête de pas de dire que c'est d'sa faute si j'peux pas réaliser mes rêves, alors que c'est pas vrai. Elle s'rend malade. Elle avait cumulé deux travails pour gagner plus d'argent pour pouvoir me payer le Conservatoire, mais on avait à peine assez d'sous pour les courses du mois. Résultat: elle s'est usée au travail, j'suis pas au Conservatoire et j'suis obligé de bosser dans un kebab moisi car on a pas un rond.

Il sortit de sa poche un paquet de cigarettes et avant de pouvoir faire quoi que ce soit, Fleur lui lança d'un ton courroucé :

- Repose ça tout de suite. Fumer c'est très dangereux pour ta santé.

Il la regarda en fronçant les sourcils, puis d'un ton plus doux elle rajouta :

- Désolée. C'est bête mais je rêvais de dire ça un jour à mes enfants.

- Vous avez des enfants ? demanda Jean-René après avoir allumé sa cigarette et celle de Fleur.

- Oui. Trois. Mais ça fait longtemps que je ne les ai pas vus. Mon ex-mari est trop occupé pour me rendre visite avec eux, et je ne peux pas conduire ou prendre les transports en communs, ça me fatigue trop. Et ils sont trop jeunes pour venir tous seuls. Parfois, j'oublie à quoi ils ressemblent.

Elle sortit de la poche intérieure de sa veste une photo et la tendit à son camarade. Le cliché, écorné, capturait un instant de bonheur: au milieu de fleurs, Fleur regardait avec tendresse deux bambins d'à peine un an affalés sur ses genoux, et à côté d'elle une petite fille brune faisait un clin d'œil avec un grand sourire.

- Elle a été prise plusieurs mois après la naissance de mes jumeaux, il y a 5 ans. Je pense que ça se voit qu'elle date. J'avais l'air moins cadavérique.

Elle rit amèrement.

- C'est Bérénice, fit-elle en indiquant de son maigre doigt la petite brune. Et les jumeaux, Alban et Aten.

- Athènes ? Comme la ville d'Athènes ?

- Oui. Mais ça ne s'écrit pas pareil.

Il ne lui demanda pas pourquoi elle lui avait donné ce prénom particulier. Ils contemplèrent l'univers d'une douce désolation pour l'une, d'une belle mélancolie pour l'autre. Puis, lorsque plusieurs minutes furent dévorées par le Temps, avec la délicatesse et la douceur d'une plume en train de tomber sur le monde, Fleur s'affaissa sur l'épaule du jeune homme. Éreintée, elle s'endormit.

On se reverra dans les étoiles.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant