Adieux d'une madeleine

Madeleine de Proust

« Mes chers parents, je pars... »
Quelle belle musique ! Et quelles paroles ! Ce sont les mots d'un enfant qui quitte ses parents, d'un enfant qui prend son vol.

Mes chers parents, j'aurais aimé pouvoir vous expliquer de vive voix les raisons de mon départ, mais vous m'avez clairement exprimé votre opinion sur mon comportement.

Alors j'écris cette lettre, désespérément, comme un adieu, un au revoir. Un mot d'adieu que je déposerais demain sur le seuil de la boutique.

À celui ou celle qui découvrira cette lettre :

Mon nom est Madeleine. Madeleine de Proust.
Mes parents sont monsieur et madame de Proust, biscuits de leur état. C'est de ma différence avec eux que vient mon désespoir. Je suis née madeleine, ils sont biscuits. Je n'ai pas de frères et sœurs, et dans l'école de la biscuiterie où je me rendais, j'étais la seule madeleine.
Les autres élèves me pointaient des miettes, se moquant de ma brioche rebondie. Il se moquaient de mon moelleux, de l'absence évidente de pépites de chocolats.

J'ai tout de même trouvé quelques amis, quelques rejets comme moi. Ma meilleure amie est une chocolatine. Elle est bien évidemment rejetée à cause de son orientation, comme si ne pas être un pain au chocolat était un mal. Elle s'appelle Charlotte.

J'en ai assez. Charlotte et moi, nous avons décidé, ensemble, de partir. Demain, de bonne heure, nous quitterons la vitrine. Nous savons ce que cela représente. Nous savons qu'une fois dehors, nous serons à la merci des clients.

Maman, je sais ce que tu diras. Tu pleureras sans doute avant, puis tu regarderas Papa et tu lui demanderas : "Mais pourquoi ? Qu'avons nous donc mal fait ?"
Ne t'inquiète pas maman. Ce n'est pas votre faute. C'est ma décision.

Mes chers parents je pars.

Papa, tu regarderas l'horizon, tu ne diras rien. Tu seras fort, pour maman. Tu te cacheras dans notre boîte à biscuit pour évacuer tes larmes de chocolat.
Je t'aime papa, ne te reproche pas mes actes.

Mes chers parents je pars.

Charlotte et moi avons des projets. Elle veut trouver une chocolatine comme elle, peut-être la ramener dans la vitrine, fonder une famille ; je n'ai pas la même ambition. Je vais rejoindre la caisse. Il parait que là-bas la caissière pourra m'offrir à un enfant, me donner en cadeau.

Au moins j'aurais fait un heureux dans ma courte vie.

J'essaie de ne pas penser à la manière dont il va me mâcher et m'avaler, je ne veux pas hésiter. Les cookies de l'école s'amusaient beaucoup à décrire la façon qu'ont les humains de vous déchiqueter et de vous apprécier avant de vous avaler et de vous précipiter dans leur estomac, vers un liquide acide, qui achève de vous ronger dans les plus affreuses tortures. Je pense que c'est faux. Ils m'ont tellement raconté de bêtises, ce n'en est qu'une de plus.

Ces maudits cookies. Ils se sont bien assez défoulé sur moi, je leur laisserais un cadeau avant de partir à tout jamais. J'ai déjà préparé mon coup. Demain, leur prix aura baissé. Je sais bien que ça n'a pas l'air de grand chose, mais ce sera une catastrophe pour eux.

Le premier jour, leur prix au rabais attirera des clients réguliers, et ces clients commenceront à acheter plus de cookies. Ensuite ils rameuteront leurs amis, qui achèteront plus de cookies. Et finalement, cette hausse des achats de cookies poussera la vendeuse, afin de satisfaire la demande, à déplacer les cookies de la vitrine vers le magasin. On verra bien qui rira alors. Ils seront eux aussi mangés.

Si des têtes doivent tomber, ce seront les leurs.

Je réalise maintenant que j'ai peur. Je ne veux pas partir comme ça, mais je ne veux pas sécher dans cette vitrine jusqu'à ce que la vendeuse décide que je rebute les clients et me jette à la poubelle. Je veux être utile.

Aujourd'hui je pense que la meilleure façon d'être utile est de me donner à un client.

"Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, je partirais." -Hugo

Demain, dès l'aube, à l'heure où se lève le store, je partirais. -De Proust

Adieu.

Madeleine De Proust