Le sol est froid contre ses pieds nus. La ville est plongée dans l'obscurité et les lampadaires projettent sur les murs des ombres inquiétantes, qui dansent avec la nuit. Elle n'entend que le vent qui siffle dans ses oreilles. Elle a froid. Elle sert contre son ventre le maigre butin du jour, un petit morceau de pain. Elle ne fait plus attention aux mégots et aux briques de verres. Elle porte un vieux training sale et un pull trop grand. Ses orteils s'enfoncent dans les trous d'une petite grille : elle est arrivée. Elle s'accroupi lentement. Ses petits doigts rougis par l'hivers soulèvent avec peine la lourde grille rouillée. Elle se glisse dans le trou, atterrissant dans un petit tas de feuille morte. Un frisson remonte le long de son dos en galopant. C'est la grille d'aération d'une vieille maison abandonnée. Elle est assez maigre pour se glisser par la petite fenêtre cassée, râpant contre le mur sale ses côtes saillantes. Elle est dans la cave. Elle atterrit lourdement sur le sol glacé, se coupant la plante du pied avec un morceau de vers. La pièce est plongée dans l'obscurité, le sol est froid et sale. Elle croise les bras et se frotte l'épaule pour se réchauffer. Elle entrepose depuis quelques jours, ici, à l'abri des regards, un petit tas de couvertures dans lequel elle se blotti, à même le sol. Elle se met à grignoter son pain, savourant chaque bouchée. De l'amas de couvertures, il ne ressort que le bout de son nez, rougi par le froid. Elle écoute en silence. L'atmosphère est étrange, la pièce est vieille et délabrée et de vieux objets abandonnés, vestiges d'une vie sans doute heureuse semblent l'observer. Elle se met à trembler. Dire qu'elle a traversé tant d'épreuves pour arriver jusque-là. Pourquoi le Dieu en qui elle croit tant a-t-Il décidé de l'abandonner ? Elle n'a que dix ans et pourtant, elle a vécu bien plus de choses atroces qu'une vieille personne. Elle a déjà subi des viols, des agressions, parce qu'être une femme dans la rue, aussi jeune soit-elle, est un danger permanent. Sous le masque triste et la couche de crasse se cache encore une jolie fille. Elle essaie de ne pas y penser. Elle rêve. Elle rêve en silence qu'un jour, quelqu'un s'arrête près d'elle dans la rue. Qu'au lieu de lui lancer un regard de dédain, il lui lance un regard plein d'amour, de respect et de compassion. Cette personne la regarderait comme un être humain, et non comme un indésirable. Elle rêve que cette personne n'essaie pas de profiter d'elle. Elle rêve qu'elle lui offre une famille et un passeport. Elle rêve de se construire une vie descente, une vie normale. Elle ne se souvient pas du dernier jour où elle n'a pas sursauté au moindre bruit, tremblé à la moindre brise. Elle glisse ses genoux sous son pull, repliés contre son ventre pour avoir plus chaud. Elle continue de manger son pain, petits bouts par petits bouts, parce que ses dents lui font mal. Elle entend un bruit. Comme une porte qui grince. Elle s'immobilise. Elle ne respire plus. C'est à présent des bruits de pas qu'elle perçoit. Le bruit sinistre d'un pas lourd sur le parquet qui grince, juste en dessus de sa tête. Elle devrait fuir, mais elle a peur. Elle a peur parce qu'une jeune fille, endormie dans une maison abandonnée, une jeune fille dont personne ne se soucie, une jeune fille dont personne ne connait l'existence, une jeune fille qui ne compte pas, court un grave danger. Qui remarquerait sa disparition ? L'intru se déplace dans la maison. Il ouvre la porte de la cave, et lentement, très lentement, descend les quelques marches qui le sépare d'elle. Le jet de lumière de sa lampe-de-poche balaie la pièce lugubre. Elle jette un coup d'œil entre deux couvertures, tremblante de peur. Ses petits yeux verts se plissent pour se protéger du faisceau lumineux. Elle voit des chaussures. Des chaussures noires, imposantes, tâchées de boues. Des chaussures particulières. Les chaussures se tourne en direction du petit tas de couvertures. Elles approchent, lentement. Le cœur de la petite fille bat vite. Elle n'ose pas cligner des yeux. Les chaussures approchent toujours. Elle ne peut plus respirer, son cœur s'arrête de battre. L'homme est à présent tout près d'elle. Il s'accroupit. De sa grosse main rugueuse il soulève une couverture. Dévoilant le visage apeuré de l'enfant. Et elle le voit. Elle voit dans son regard tout ce qui est mal dans le monde. Elle voit le regard d'un homme tourmenté, malsain, elle y voit la folie, la maladie et la cruauté. Alors qu'il glisse lentement sa main sale sur la joue innocente, un petit sourire au coin des lèvres, elle ferme les yeux, et laisse échapper, une larme.
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la Larme
RandomSix histoires, curieusement liées, six personnes à la fois si différentes et si proches. Peut-on imaginer, en croisant quelqu'un à un feu rouge, les tourments qui maltraitent son esprit ? Peut-on ressentir le mal qu'on fait aux autres, lorsque on ne...