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Mêlé aux battements de mon petit coeur :"Toum,toum, toum, toum, Toum, toum, toum, toum..."Mes premiers souvenirs mêlent ce son aux images de Gaahya, ma mère.Elle virevoltait autour du feu central de notre yourte. Le vent dansait à son tour sur l'axe que représentait notre tente au sein de l'immense prairie. Elle frappait le tambour, circulaire lui aussi,décoré de motifs grandioses et simples à la fois. Ses yeux n'étaient pourtant que deux minces fentes dans son visage rond et plein comme la lune, mais l'éclat du feu semblait étendre ces fentes à l'infini. On avait l'impression de voir le soleil briller sous les lourdes paupières qui, à certains moments, se relevaient pour éclairer la nuit.

Je m'appelle Yul, j'ai été adopté dès l'âge de 2 ans par une chamane sibérienne. Elle m'a dit que mes parents étaient morts en voyage lors d'une tempête de neige : ils m'avaient tellement enveloppé dans leurs manteaux que j'ai survécu jusqu'à ce qu'elle me trouve.

J'ai grandi avec elle dans un monde extrêmement riche malgré la rudesse de notre existence.

Quand j'ai eu cinq ans, nous sommes allés vers le sud, jusqu'à rencontrer une forêt au bord de l'eau. Ma mère savait exactement où elle allait : j'appris plus tard que cette immense étendue d'eau était le Lac Baïkal. Là vivait un arbre dont je ne voyais même pas la cime, se perdant dans les nuages. Au tronc presque aussi large qu'une yourte. Nous avons marché cinq fois autour de lui puis nous avons allumé le feu sacré. Ma mère a sorti des objets étranges que je voyais pour la première fois, on aurait dit des spirales de pierre avec des épines. Mais aussi des fleurs de chez nous, des pépites d'or, d'argent et de cuivre, des cristaux, des plumes d'aigles...Je contemplais bouche bée tous les trésors qu'elle sortait d'une lourde sacoche. Le plus fort de nos chevaux l'avait portée jusqu'ici et son regard accompagnait le mien.

Suivant les conseils de Gaahya, j'ai placé tous ces objets autour du feu en cercles. Puis j'ai médité comme elle me l'avait appris, fixant ce tableau assemblé par mes mains, me balançant légèrement au son du tambour et des chants maternels. Petit à petit chaque cercle s'est mis à tourner et le feu a été aspiré vers l'intérieur de la terre, m'entraînant avec lui. Mes chers enfants, c'est là que j'ai effectué mon premier voyage vers le monde inférieur. Mon initiation était accomplie.

J'ai appris les rituels et me suis connecté avec les énergies, les éléments de l'univers.

Elle voyait et recevait des savoirs de tous les continents. Au cours de sa longue vie, elle avait appris à soigner et à voir par le rêve.Ainsi elle avait l'habitude de tisser des toiles imitant celle de l'araignée sur des cercles de bois, puis de mettre un cristal de roche au centre. Ornés de plumes ou de coquillages, ces mandalas naturels étaient suspendus au centre de notre yourte puis offerts à certains lieux, certains esprits pour harmoniser l'Univers. Au cours de mes voyages j'ai rencontré les Sioux en Amérique du Nord qui pratiquaient ce rituel depuis fort longtemps. Ils appellent cela lesAttrape-rêves.

Notre existence était assez solitaire car ma mère avait fui la compagnie de sa famille et le poids des traditions qui n'acceptaient pas qu'une femme chamane ait plus de pouvoirs qu'un homme. Nous recevions des visiteurs qui savaient où nous trouver, guidés par le Grand Esprit.Parfois des disciples restaient avec nous plusieurs saisons, toujours traités et formés avec bienveillance par ma mère. Ils étaient comme mes grands frères et soeurs, chacun d'eux m'apportait son affection et des leçons de vie.

Lorsque j'avais dix huit ans, la guerre a éclaté et j'ai été mobilisé,j'avais voulu connaître la ville, connaître autre chose que la steppe et les voix des esprits. Ma mère m'avait laissé entièrement libre et m'avait même dit que mes parents étaient originaires de la région de Saint Petersbourg.

Lors de cette bataille de 1915, connue comme "la deuxième des lacs de Mazurie" j'ai été capturé par l'armée prussienne ainsi qu'un nombre très élevé de soldats russes. La ferme où l'on m'envoya travailler était une vraie oasis dans ce monde de boue et de sang,de cris et d'explosions qui avaient failli me rendre fou. Une grande bâtisse dans une propriété où les arbres n'avaient jamais vu une hache, étendant leurs branches jusqu'aux étoiles. Des animaux vivant en paix avec les hommes et les femmes.

La fille de la ferme répondait au nom de Zelma et elle était magnifique, nous avions dix-neuf ans tous les deux. Ce fut un coup de foudre, la fusion de nos âmes m'avait été annoncée longtemps auparavant par des visions. Trois ans de magie où elle et moi...avons eu deux enfants, un garçon et une fille. Je ne lui ai pas révélé mes capacités, mes connaissances des autres dimensions mais je sais qu'elle l'a senti sans chercher à l'identifier, peut être par crainte...

"_C'était sans doute ce qui faisait son charme, son magnétisme, non?

_Oui, c'est très possible."

...En1918, la guerre prit fin et je dus repartir. Ces moments si tristes resteront dans l'ombre, ainsi en ai-je décidé. On trouva un autre père à mes enfants pour sauver l'honneur de la famille. La guerre génère ainsi des situations horribles au quotidien. Paradoxalement elle m'a permis de connaître le bonheur avec Zelma.

Ma fille Hilde a eu un fils ensuite avec un prisonnier français, elle a appris mon existence seulement à ce moment là... Je l'ai guidée et protégée du mieux que j'ai pu par mes méditations et mes transes.Son premier fils a vécu de nombreuses stuations périlleuses. Un jour, il est tombé dans une fosse à purin, j'ai guidé les pas de mon fils qui l'a trouvé juste à temps et l'a sauvé d'une noyade affreuse. Puis l'exode, la séparation. Le russe que Zelma avait appris avec moi au bord du fleuve amour "Liebe" lui a permis de se rendre compte que le wagon où ils s'apprêtaient à monter les mènerait à la mort. Puis, Jean a eu le typhus et il a été le seul à survivre parmi tous les enfants en quarantaine. Enfin un jour qu'ils traversaient un large fleuve gelé, la glace a cédé sous les pas des charrettes qui les précédaient et en faisant un détour ils s'en sont sortis...

Je rêve souvent de jumeaux aux cheveux poivre et sel comme moi, ils sont jeunes et beaux, ils soignent le corps et l'âme des gens dans un pays d'europe, je sais que ce sont mes petits fils, je suis heureux qu'ils aient pu mettre en oeuvre mon héritage pour le bien des êtres qui les entourent, dans l'amour de Tout Ce Qui Vit et duGrand Esprit.

Je rêve également du fils aîné de l'un d'entre eux. Il est né avec une malformation physique qui l'a fait souffrir, dans son corps et son âme. Mais cette souffrance deviendra un outil lui permettant de réaliser l'Oeuvre que l'Univers a préparé pour lui. La mienne prend fin aujourd'hui, je rends grâce à l'Infinie Sagesse et laisse ces mots qui sauront faire leur chemin dans le Monde. Aho!

"_Il y a une date, 1996, il a donc vécu 100 ans. Mais pourquoi ne pas avoir repris contact avec Zelma? Pourquoi avoir attendu la mort de sa fille pour que la famille apprenne son existence?

_Tu sais, tout ne doit pas être forcément expliqué! Je comprends ta curiosité mais toute existence comporte sa part de mystère... "

Attraper les rêvesWhere stories live. Discover now