3. La reine sans souvenirs

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Quand elle fermait les yeux, elle voyait des voiles.

C'était toujours les voiles en premier. L'éclat blanc du drap qui se déployait en rythme avec le vent. Le claquement de la toile, la blancheur immaculée. Il y en avait quatre, cinq, six. C'était comme le début d'un film, qui se focalisait d'abord sur un détail avant de s'étendre au reste du paysage. Après s'ajoutaient les mâts, les cordages, les gréements, les drapeaux, la proue, la coque. Rien ne lui échappait, tout s'organisait avec précision, s'emboîtait, s'assemblait. Elle visualisait le moindre recoin, le moindre élément. Et le tout se dressait fièrement dans son esprit, une fois qu'elle avait achevé sa construction mentale.

Elle voyait des bateaux. Des trois-mâts et des voiliers, des catamarans et des caravelles. Elle entendait la mer qui se mouvait en dessous, les vagues qui frappaient le bois, l'écume qui refluait et qui se dissolvait dans l'eau salé. Si elle était vraiment concentrée, elle pouvait presque percevoir les cris des mouettes qui volaient sans relâche dans le ciel, puis profitaient de l'apparition d'un bateau pour se reposer quelques minutes, perchées sur le rebord, et l'odeur de la mer, si amère et pourtant si enivrante.

Quand elle rouvrit les yeux, les bateaux sur leurs vagues déchaînées disparurent. Il n'y eut soudainement plus que les relents d'éther dans l'air et le décor austère d'une chambre aux murs blancs autour d'elle. La maquette du Cutty Sark posée sur la table devant ses yeux était à peine commencée, et seule la coque tenait debout pitoyablement, attendant le reste de son corps.

Repoussant la révulsion qui s'emparait d'elle avec son retour à la réalité, elle appela à l'aide les bateaux de son esprit. Elle détestait cet endroit. Ils étaient les seuls qui pouvaient l'empêcher de s'enfuir en courant. Les seuls, avec la raison pour laquelle elle se trouvait ici.

-C'était un joli bateau que tu me décrivais là, ma chérie, apprécia sa grand-mère, allongée sur le lit contre un coin de la pièce.

Calypso releva les yeux de son trois-mâts. La femme allongée dans le lit lui faisait l'effet d'une toute jeune enfant, noyée comme elle l'était dans le blanc de ses draps et des murs. Elle ne comprenait pas comment le personnel ne se retrouvait pas aveuglé à chaque fois qu'ils venaient faire leurs visites. Elle-même n'aurait pas dit non à une paire de lunettes de soleil : la chambre était tellement blanche qu'on distinguait à peine le sol des murs.

Sa grand-mère, en revanche, aurait été bien en peine de se rendre compte de quoi que ce soit, car sa vue avait tellement décliné avec sa dégénérescence maculaire qu'elle était pratiquement aveugle. C'était pour cela qu'elle ne bougeait pratiquement plus de son lit, et que Calypso devait lui décrire à voix haute tout ce qu'elle faisait, histoire de ne pas la garder à l'écart. Elle ratait un spectacle surréel. On avait l'impression d'être dans un château fait de neige et de glace. Même la blouse qui lui enserrait le corps brillait par son éclat immaculé, se détachant à peine de sa peau pâle et de ses cheveux neige. C'était une princesse, la princesse d'un royaume déchu. La reine, même. Et le plus triste, c'est qu'elle avait beau être le centre des attentions, elle n'avait aucun pouvoir sur le reste du monde, prisonnière qu'elle était de la chambre.

-C'est un trois-mâts, Mamie, sourit Calypso. Je trouve que c'est les plus jolis.

La seule touche de couleur dans la pièce consistait en une série de dessin accroché aux murs, réalisés par Calypso et ses soeurs, représentant des scènes diverses et variés. Le plus grand d'entre eux, une oeuvre de Loucine, la cadette de la famille, consistait en un splendide arbre aux racines entremêlés et aux branches parsemées de fleurs de cerisiers. Elle avait toujours été douée en peinture et en dessin, mais elle s'était vraiment surpassé pour celui-là.

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