1. La nymphe et la princesse

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Il y avait une chaussette par terre.

A bien y réfléchir, ce n'était pas si étonnant que ça. Depuis le temps que Calypso Decourcelles fréquentait cette plage, elle avait vu bien plus insolite, comme un clavier d'ordinateur où il manquait la lettre E ou un cintre en plastique noir. Comment un cintre s'était-il retrouvé au milieu d'une piscine d'eau de mer, elle n'en avait aucune idée, mais une chaussette, c'était plus facile à deviner. Un baigneur matinal avait pu la perdre en se déshabillant pour plonger dans l'eau glacé, ou bien un enfant colérique avait pu la jeter dans les vagues par dépit et ses parents n'avaient pas voulu récupérer le vêtement trempé. Les possibilités étaient multiples, et elle était ravie de cette occasion inespérée pour faire fonctionner ses méninges et développer des théories plus abracadabrantes les unes que les autres.

En effet, elle avait repéré la chaussette alors qu'elle était en train d'écrire, ou plutôt d'essayer d'écrire, un poème pour son cours de français. Les étudiants pourront en témoigner : quand on n'a pas envie de travailler, tout devient plus intéressant que le cahier de cours. Une mouche, dans ces cas-là, peut s'avérer être la créature la plus fascinante du monde. Dans le cas de Calypso, sa muse fut une chaussette, dont la découverte la détourna momentanément de Ronsard et de ses roses. Prudemment, car elle était postée en équilibre sur les rochers, elle se releva pour se rapprocher de l'objet en question.

La chaussette était verte et rouge. Échouée sur le sable comme une baleine bleue victime d'une marée noire, ajouta-elle mentalement, avant de lever les yeux au ciel devant la médiocrité de sa prose. Elle s'agenouilla à côté du vêtement, tel un sapeur-pompier auprès d'une victime de noyade. Pour être noyée, la chaussette l'était sacrément : trempée et détrempée, dégoulinante d'eau salée, le surplus s'étendant autour d'elle comme une flaque de sang. Mais ce n'est pas ce qui attirait son œil : la chaussette, non contente d'être aux couleurs de Noël, était visiblement complètement une chaussette de Noël. Il lui était difficile d'en être vraiment sûre à cause du sable collé dessus, mais il lui semblait distinguer dessus des sapins alignés, entourés de motifs kitsch tels des flocons ou des bonhommes en pain d'épices. Il n'en fallait pas plus pour piquer l'imagination de la jeune fille. Maintenant tout à fait intriguée, elle délogea quelques algues afin de s'assoir sur le sable pour mieux détailler le petit tas de laine mouillée. Elle déposa à côté d'elle son carnet et son crayon, abandonnant définitivement la mission Poème, et se plaça en tailleur, attentive.

Il pouvait y avoir des dizaines de raisons à la présence de cette chaussette. Habituellement, Calypso avait besoin de moins que ça pour que son imagination cavale à la vitesse de la lumière, sortant des explications plus farfelues les unes que les autres et trouvant des liens tirés par les cheveux entre tout et n'importe quoi. Mais bizarrement, aujourd'hui, elle n'y arrivait pas. Elle avait beau creuser, chercher, fouiller les moindres recoins de sa mémoire, il n'y avait rien. Pas la moindre étincelle. Pas le plus petit début d'une idée rocambolesque. Son cerveau était comme vidé, asséché. Fronçant les sourcils, elle se concentra un peu plus fort. Rien n'y faisait : elle était désespérément en manque d'idées.

Ce n'était pas une situation à laquelle elle était habituée. Depuis toute petite, Calypso avait toujours été dotée d'une imagination productive, en service 24/24h et sept jours sur sept. A l'âge de cinq ans, son maître de grande section avait convoqué ses parents pour leur faire part de son inquiétude, car elle jouait seule dans son coin au lieu de se mêler aux autres enfants. Il s'était avéré que c'était parce qu'ils discutaient de dessins animés, et que, Calypso n'ayant jamais regardé la télévision, elle préférait simplement imaginer ses propres histoires. Cette tendance n'avait fait que s'accroître avec le temps : alors que ses amis jouaient aux billes, faisaient du toboggan ou reproduisaient des scènes de leurs programmes télés préférés, Calypso s'inventait des mondes féériques. De multiples univers parallèles et autant de vies imaginaires, dans lesquelles elle était tantôt une jeune fille aux pouvoirs magiques superpuissants, tantôt une extraterrestre descendue sur Terre, ou bien encore une enquêtrice de talent.

La librairie du Chat-qui-danseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant