10. La proposition

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Rhéane regarde en silence les touristes qui passent devant sa vitrine, puis qui repartent. À chaque fois que quelqu'un se penche pour regarder plus attentivement le titre d'un livre, elle sent son coeur battre plus fort, et l'espoir fait gonfler une petite bulle au creux de ses côtes, elle en est sûre, cette fois c'est la bonne, cette fois la personne va entrer et lui acheter quelque chose.

Mais toujours, l'étranger ne s'attarde que quelques secondes, avant de reprendre sa route, vers d'autres boutiques plus intéressantes, vers les marchands de souvenirs qui se massent dans la rue principale, ou vers les appétissants vendeurs de beignets et de kouign-amann. Rhéane a beau se raisonner, se répéter qu'un livre, ce n'est pas donné, qu'on a pas forcément le temps d'en lire, elle ne peut s'empêcher de ressentir une petite pointe de déception à chaque fois qu'un passant dédaigne sa vitrine sans prendre la peine d'entrer. Elle a envie de leur courir après, de leur dire : «Attendez, il y a forcément un livre pour vous ici, prenez juste le temps de faire un tour !». Elle n'aurait jamais imaginé qu'elle prendrait ce boulot tant à coeur, elle qui, quelques semaines avant, n'avait presque jamais touché à un roman. Et maintenant, elle aimerait en refourguer à tous les gens qu'elle croise et qui, comme elle autrefois, passent devant la librairie sans même y jeter un regard.

Peut-être est-ce parce qu'elle est placée dans une rue peu fréquentée, et qu'ainsi elle ne reçoit pas la même attention que les boutiques de la rue St-Vincent, dont on peut à peine voir la devanture tant les touristes sont nombreux à se balader là. Peut-être est-ce parce qu'il pleut, aujourd'hui, et que personne n'a eu envie de sortir de chez lui. Peut-être est-ce parce que de l'extérieur, la librairie paraît sombre, étroite, peu attirante. Pour elle, c'est la plus jolie du monde. Elle voudrait que chaque habitant de cette ville vienne et admire la décoration, s'extasie devant l'attention placée dans les détails, reparte avec un ouvrage qui leur fera vivre des aventures folles.

Elle se demande si on s'y habitue, un jour. Si on cesse d'être excessivement content quand un client passe le pas de la porte, et si on cesse d'être excessivement triste lorsque qu'il ressort sans rien prendre. Quand on n'y a jamais travaillé, le commerce ne parait pas être un métier aussi éprouvant. Pourtant, Rhéane jongle avec les émotions tout le long de la journée. L'espoir, le matin, lorsqu'elle ouvre la boutique, allume les lumières, déroule les stores, sort les présentoirs de cartes. La résignation, quand, au bout de deux heures, elle n'a toujours aucun client, et que la caisse affiche désespérément "Dernière vente : 0,00€". La fatigue quand elle déballe cinq colis remplis de nouveautés, et la tristesse quand elle doit ôter des livres des étagères pour en mettre des plus récents. L'amusement quand elle déballe des livres sonores pour enfants et qu'elle joue avec, seule au milieu des cartons. Et ce sentiment qu'elle ne parvient pas tout à fait à identifier quand Calypso passe la porte de la librairie.

Elle s'entend bien avec la jeune fille, il n'y a aucun doute là-dessus. Très vite, elles se sont apprivoisées, et leur nature timide, bien que présente, s'est effacée de plus en plus pour laisser place à une amitié nouvelle. Cela fait deux semaines maintenant qu'elles se sont rencontrées, et elles se voient presque tous les jours. Comme Rhéane ne peut pas quitter son travail, c'est Calypso qui la rejoint, souvent dans l'après-midi, comme elle aime dormir tard le matin. Elle s'assoit sur le comptoir, caresse Holmes, et elles discutent de tout et de rien. Quand un client entre, elle descend de son perchoir, et laisse la brune s'en occuper. Parfois, elle l'aide, mais maintenant, elle n'a presque plus besoin, car Rhéane s'est beaucoup amélioré depuis deux semaines. Au fil de leurs après-midis, Calypso lui a montré des livres, conseillé d'autres, et Rhéane, même si elle n'aime toujours pas spécialement la lecture, connaît au moins les genres, les auteurs les plus célèbres, les classiques et les meilleurs ventes du moment. Calypso reste en retrait et se tient prête à venir à sa rescousse si la question fatidique du "et lui, vous l'avez lu?" est posée. Et puis, généralement, les clients sont compréhensifs. Quand elle s'excuse d'être seulement une saisonnière, ils hochent la tête et font avec ce qu'elle propose.

La librairie du Chat-qui-danseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant