Danse macabre

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Cet OS a été rédigé pour le Tournoi des Plumes, un concours des Contes d'Eel, en avril 2016. En voici le thème :
Le premier avril sur Eldarya n'a rien à voir avec celui des humains. Pour eux, c'est un triste rappel de l'histoire désormais baptisé ainsi. Quelle est son origine ?

J'en ai retravaillé plusieurs passages avant de le publier ici.

Bonne lecture !

***

Une brise plus chaude que de coutume vint frôler le visage d'Eweleïn. L'elfe refusa de s'abandonner à cette douce caresse, préférant continuer la ronde qu'elle avait entamé presque inconsciemment. Son instinct l'avait guidé au pied des remparts d'où elle avait aperçu Valkyon. Le guerrier se frottait le crâne, visiblement mal à l'aise. Si l'infirmière connaissait la douleur qui s'emparait parfois du Capitaine de l'Obsidienne, il lui fallait admettre qu'elle était dans l'incapacité de la soigner. Réprimant un frisson qui n'avait rien à voir avec le vent qui s'entêtait à jouer avec sa chevelure, elle décida de rebrousser chemin. Si on requerrait soudainement son aide, elle ne serait d'aucune utilité dans ces lieux.

Une vingtaine d'années auparavant, l'Oracle avait été porteuse d'une parole funeste. Prisonnière du cristal, elle était demeurée invisible, cachée, cependant, sa voix éthérée avait résonné longuement dans le silence glacé de la salle et était parvenue jusqu'aux remparts de la ville, portée par le vent.
"Les morts trembleront". 

Personne ne sut comment interpréter cette prophétie nébuleuse mais terrible, et encore moins comment s'y préparer. L'idée qu'un sort ait été jeté sur les défunts se répandit rapidement dans la cité. On craignit qu'ils ne reviennent à la vie d'une façon ou d'une autre et qu'on doive réitérer des adieux plus douloureux encore que la première fois.
Les jours suivants s'étaient cependant écoulés sans qu'aucun trouble ne vienne perturber le calme du cimetière. Les endormis éternels étaient en paix, les sépultures demeuraient inchangées, et les fleurs, même cachées à l'ombre des remparts, commençaient à s'épanouir sous les premiers rayons de soleil de la saison.

On avait redouté les morts, mais on avait oublié de craindre pour les vivants.

Dans une cité telle qu'Eel, on trouvait toujours des blessés, des malades, de sorte que l'infirmerie ne désemplissait jamais. Mais à la fin du mois de mars, ce fut une jeune femme seule, sur le point de donner naissance qu'Eweleïn avait accueilli.  Un gardien l'avait trouvé au bas des escaliers, peinant visiblement à les monter et bien qu'elle ait voulu partir il n'avait pas pu se résoudre à la laisser s'éloigner alors qu'elle semblait souffrante et l'avait conduite à l'infirmerie. Inconnue dans la cité, elle avait déclaré n'être que de passage mais, sa grossesse venant à terme plus tôt qu'elle ne l'avait imaginé, la voilà contrainte de rester à Eel.
L'enfant naquit en douceur plusieurs jours plus tard, quelques heures avant que le mois de mars ne disparaisse pour une année.

Si le nouveau-né se portait bien, Eweleïn se soucia plus du comportement de la mère, celle-ci ne manifestant aucune attention à l'égard de son fils. Son regard ambré qui aurait pu être chaleureux était emprunt d'une indifférence froide dans laquelle on pouvait parfois percevoir un soupçon d'inquiétude. Ne sachant comment se comporter, l'elfe jugea préférable de laisser les deux êtres seuls afin qu'ils tissent en douceur le lien indéfectible qui unissait habituellement une mère à son enfant.

Elle décida de remettre l'infirmerie en ordre, vérifiant les inventaires et faisant en sorte que tout soit prêt en cas de nécessité pour la journée à venir. Cependant, alors qu'elle allait finalement quitter les lieux, un bruit sourd ramena son attention vers l'inconnue et du nouveau-né. Dirigée par une peur qu'elle ne s'expliquait pas, elle se précipita dans leur chambre pour découvrir une scène qui l'effara.
La mère avait glissé hors de son lit et était étendue au sol, saisie de spasmes incontrôlables. Elle semblait s'être déplacée de quelques dizaines de centimètres en rampant depuis sa couche, et il lui était désormais impossible de se mouvoir, son corps tout entier étant parcouru de tremblements incessants. Elle ne semblait qu'être capable de contrôler son bras droit dont la main se contractait férocement autour du crâne de l'enfant. L'infirmière l'entendit maudire l'être qu'elle avait porté lorsque les sursauts qui la secouaient libéraient un court instant ses mâchoires.
Elle se dépêcha de prendre l'enfant dans ses bras, pour le mettre hors de portée de sa mère qui lui adressa un regard brûlant de haine. L'elfe examina le nourrisson, pour s'assurer de son état. Il portait toujours les stigmates de l'étrange étreinte, la dernière, l'unique. Des marques rouges étaient visibles sur son crâne, entre ses quelques mèches de cheveux argentés, probablement hérités de son père. Eweleïn le confia à un infirmier de garde qui avait été alerté par toute l'agitation, puis s'approcha avec prudence et méfiance de la mère, qui était toujours prise de soubresauts irréguliers. Lorsqu'elle constata qu'elle avait cessé de respirer depuis qu'elle s'était saisie de l'enfant mais que son corps continuait sa danse étrange, l'elfe se rendit compte avec effroi que la prophétie de l'oracle commençait à se réaliser.

La morte tremblait.

De nombreuses personnes périrent dans les mêmes circonstances. Sans éprouver un malaise plus grand qu'à l'accoutumée, des habitants furent pris de ces convulsions terribles. Des vieillards en fin de vie, des malades, des soldats blessés au combat. Les plus faibles périssaient sans qu'il ne fut possible de les soigner. Aucune classe ni aucune espèce ne fut épargnée et les décès se succédèrent tout au long du mois d'avril, la paranoïa s'était empara des habitants de la cité blanche. On arrêta de vivre par crainte de mourir. Si on voyait une personne parcourue de frissons, on s'en éloignait avec précipitation, craignant que ce ne soit pas l'œuvre du vent mais de quelque chose de bien plus terrible. On redoutait l'idée de contracter le moindre mal, on refusait d'aller se battre par peur de la plus petite blessure. Les morts n'interrompaient pas leur danse, et les vivants tremblaient tous d'effroi.

Après plusieurs enquêtes et des heures de recherches, on parvint à restituer une chronologie théorique des évènements.
Eweleïn finit par deviner que l'assassin était en réalité la première victime. Examinant son corps, l'infirmière s'était rendue compte qu'elle portait des stigmates caractéristiques des sortilèges les plus mortels. En plus des soubresauts infinis qu'elle subissait toujours, son maana, rattaché à celui du Grand Cristal, subissait une fluctuation des plus étranges, qui d'une façon ou d'une autre laissait entendre qu'elle l'avait trop manipulé quelques temps avant sa mort.
L'elfe ne pouvait cependant que deviner le cheminement qu'avait suivit la mère. Eel étant une cité en perpétuelle effervescence, personne ne pouvait savoir avec certitude le parcours de l'inconnue. Il était probable qu'elle ait pu s'approcher suffisamment près du cristal pour lancer sa malédiction et si elle s'était fait prendre, elle aurait pu sans difficulté prétendre être fatiguée, confuse et justifier cela par l'état dans lequel elle se trouvait.
L'enfant, lui, n'était très certainement pas désiré, mais il avait constitué le prétexte parfait pour pénétrer la cité. Nul n'aurait refusé d'apporter des soins à une femme enceinte et, au final, personne ne s'était méfié d'elle. Cependant, l'accouchement avait visiblement été trop dur à supporter pour la mère qui avait dû puiser dans ses forces pour son enchantement, et la malédiction de son enfant était la trace de sa haine. Elle s'en serait probablement débarrassée en dehors de la cité s'il n'était pas né si tôt ou aurait fait en sorte qu'il devienne lui aussi un assassin. 

Il fallut attendre la nouvelle lune pour que l'on cesse de voir des morts si étranges. La brusquerie avec laquelle étaient arrivés tous ces décès les avait rendu encore plus difficiles à surmonter. Et ce ne fut qu'à la toute fin du mois d'avril que les âmes enfin apaisées cessèrent d'agiter les corps. Alors on entama une longue période de deuil, implorant les divinités d'enfin accorder aux êtres torturés un repos éternel.

Afin qu'ils ne se répètent pas, les faits furent consignés avec le plus de précisions possibles dans les archives de la Garde et plus d'attention fut portée aux prédictions de l'Oracle. De nombreux questionnements s'étaient posés lorsqu'elle n'avait pas fait d'apparition, et on commença a croire qu'elle avait tenté de préserver ses forces dès qu'elle avait eu sa vision, afin de limiter le plus possible les effets de la malédiction et de protéger au mieux les habitants.

Eweleïn se souvenait en détail de tout ce qui s'était passé. Elle regrettait son incompétence de l'époque et en conservait une amertume certaine, se pensant responsable de la mort des habitants de la cité. Cette période avait causé des traumatismes chez de nombreuses personnes, des familles avaient fini par être totalement décimées et de nombreux cœurs brisés par les pertes.

Le capitaine de l'obisdienne, lui, avait vécu ces jours d'une façon bien différente, n'en gardant aucun souvenir. S'il avait eu la chance de naître suffisamment vigoureux pour ne pas pâtir de la malédiction, il n'avait connu que de l'indifférence froide de la part de la majorité des habitants d'Eel les premières années de sa vie. Longtemps, il avait été assimilé comme porteur de la mort à l'intérieur de la cité, seuls ses nombreux exploits guerriers lui avaient permis par la suite de changer sa réputation. Désormais il était défenseur de la cité, n'amenant la mort qu'en dehors de ses remparts.

De la plume d'une Absynthe - Recueil d'OSWhere stories live. Discover now