La fugue

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Les doigts serrés sur la poignée de la fenêtre, le regard fixé sur la porte. Encore quelques secondes d'attention, pour s'assurer qu'aucun danger ne rôde. Puis lentement, la poignée tourne dans la petite main, dans un grincement, la vieille fenêtre s'entre-ouvre. L'air s'infiltre dans la grande pièce remplie de vieux livres. La chaleur de dehors se ressent. La douce odeur des fleurs et du printemps parvient aux narines de la petite. L'instant d'après, ses souliers atterrissent dans l'herbe. Elle s'agite, s'enfui en direction du bois et de la campagne. Libre.
Son ruban se détache, pas le temps de le rattraper. Ses pas se font de plus en plus pressants, sa respiration s'accélère. L'herbe plie sans difficulté sous chacun de ses pieds, sous cette course folle, symbole d'un instant de beauté.

Le soleil berce la fin de journée. La légère brise laisse ses longs cheveux bruns s'emmêler. Ses iris verts scrutent la campagne. Ses mains caressent tendrement les herbes et les arbres. Elle respire toute cette vie qui l'entoure. Elle respire tout cet air, toute cette pureté. Elle sait qu'il sera bientôt l'heure de rentrer mais elle préfère ne pas y penser.
Le chant des oiseaux est comme une mélodie, accompagnée par le vent et les feuilles qu'il agite, sublimé par toute cette nature. Verdoyante. Festive.
Elle enlève ses chaussures. Les pieds enfoncés dans la terre, elle cherche à se connecter. C'est un petit paradis. Un petit paradis perdu, secret. Et entre les feuilles, elle aperçoit des silhouettes, qui courent et jouent. Elle les voit, elle les sent. Elle observe la nature évoluer, se former, puis, au détour d'un arbre, se défaire. Elle voit les fleurs se colorer, l'eau scintiller, les feuilles danser. Elle voit toute cette agitation comme s'il s'agissait d'une familiarité. Ses cheveux lui chatouille le visage, le soleil rend sa peau tiède, le bonheur rend son cœur fou. C'est une banalité pour la plupart, mais pour elle, c'est sa raison de se lever le matin. Se lever pour sentir la vie, l'observer et la comprendre. Se lever pour s'aventurer. Se lever pour ressentir ces émotions si étranges et fascinantes. Se lever pour cette petite liberté et ce petit bonheur que s'est que de se balader dans les prés et forêts. Ce petit bonheur qu'est de sauter au dessus d'un ruisseau, de grimper à un arbre, de courir dans un champ.

Le temps s'écoule à une vitesse folle, mais tout ça n'a pas vraiment d'importance. Pourquoi, comment tout cela fonctionne : c'est la vraie question. Comment se fait-il que les feuilles naissent, puis meurent ? Comment se fait-il que l'eau s'écoule dans le même sens ? Pourquoi la Terre tourne ? Pourquoi le soleil se couche ? D'où vient le vent ?

L'air chaud semble lourd, mais elle est toute légère. Le vent la porte dans ses nombreuses pirouettes, et accompagne ses pensées. Le pollen virevolte autour d'elle, dans un merveilleux ballet. Les herbes vertes lui offre un tapis de douceur. Peu importe le moment, l'heure, c'est une petite bulle de lumière qui sommeille au loin. Et quand on y entre, on y est transpercé de vitalité.

Les silhouettes dansent au travers de la forêt et elle essaye en vain de les attraper. Elle court et les appelle. Elle rit de toute cette absurdité qui semble pourtant si vraie.
Elle n'a pas besoin d'amis pour s'amuser. Seulement son imagination, et son innocence. Seulement sa vie d'enfant, son besoin de connaître toute chose, de les découvrir.

La folle course s'arrête. Le souffle court, elle prend place dans un petit champ, surplombant la vallée. Au loin se dessinent les maisons et la ville. Au loin se dessine une autre forme de vie. Plus rapide, plus trouble. Rien à voir avec le petit coin de calme qui se trouve à côté de chez elle.
Une grande inspiration pour se calmer. Et les odeurs affluent dans son nez. Les fleurs, les herbes, l'extérieur. Un grand bol d'air, loin de l'amertume du reste du monde. Il n'y a plus qu'elle, les mains et les pieds dans la terre, le regard plein de vie. Il n'y a plus qu'elle et sa terrible envie de tourner en même temps que ce monde, d'en faire désespérément partie. Il n'y a plus qu'elle et ses rêveries. Son bonheur. Elle nourrit son esprit de paysage et de fleurs, d'amour et de liberté.

D'une brise, elle est arrachée à ses rêveries, le temps presse. Prenant le chemin inverse, elle remercie du regard tous ce qu'elle croise sur son passage : arbre, herbe, animaux, silhouettes imaginaires... Elle se sent chez elle, à sa place. Et tandis qu'elle rentre, pas aussi pressée que lorsqu'elle venait, elle mémorise. Elle mémorise ce moment de ressource. Elle mémorise chaque élément qu'elle a vu, qu'elle recroise. Comme si elle n'allait plus pouvoir y retourner. Chaque jour, cette sortie dont personne ne sait rien est une petite fugue. Loin de la maison, loin de tout. Là où elle peut plus facilement écrire ses histoires, les jouer et les ressentir.
Peu à peu la grande maison se dessine à travers les feuillages. Son vieux toit, ses grandes fenêtres, son lierre qui la couvre. Elle sent déjà l'odeur de renfermé lui parvenir. Elle voit déjà les vieux meubles qui l'attendent et le repas qui ne va pas tarder à pointer le bout de son nez.

Encore quelques minutes avant de couper les ponts avec le vrai monde. Le temps de traverser de nombreux buissons, passer sous un tronc d'arbre effondré. Le temps de suivre du regard un papillon égaré, le temps de dire au revoir, à demain.

Le ruban traîne à sa place, non loin de la fenêtre. Ses petits doigts l'attrapent. Puis elle renfile ses souliers, et elle se hisse sur le bord de la fenêtre. Une fois à l'intérieur, la poignée se retourne. Le vent cesse de souffler, les oiseaux cessent de chanter, les odeurs se perdent. Il ne reste plus que les vieux livres, les vieilles étagères et les rayons du soleil qui se couche. Il ne reste plus qu'une enfant, satisfaite de son escapade, de sa liberté. Une enfant qui n'attend plus qu'une chose : que la poignée se remette à tourner, et le monde à respirer.

Le temps d'une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant