Mission

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La foule continuait de hurler mais Hilin'A ne voyait qu'elle. Sa grand-mère, sa meilleure amie, sa confidente, celle dont elle avait crié le nom quand elle pleurait sa solitude, seule dans sa prison. 

-Mamikita...

-Approche mon enfant.

Sa voix n'avait pas changé. C'était la même que celle qui avait bercé son enfance de contes mythiques sur le monde extérieur et de chansons d'un autre temps. Cette voix rendue rauque par l'âge et les chants, mais si douce, si chaude. Hilin'A secoua la tête. Savoir que ce serait sa grand-mère qui détiendrait son secret ne rendait pas son devoir moins douloureux. Plus facile, certes, mais toujours douloureux. Elle crispa le poing, serra les dents. Il lui faudrait affronter ça avec la fierté que lui avait inculqué cette même aïeule qui lui souriait depuis l'autre bout de l'estrade.

Elle releva le menton et avança vers son fatal destin.

Hilin'A marcha lentement vers sa grand-mère puis s'agenouilla face à elle, face contre terre. Elle leva alors le regard pour le plonger dans celui, bleu sombre de sa Mamikita. Ce qu'elle y vit la fit sursauter imperceptiblement. Elle y lut une lassitude profonde, de celle qui anime ceux qui ont perdu foi en l'humanité. Qu'est-ce qui avait effacé la joie de vivre qu'elle voyait encore dans les yeux de sa grand-mère il y a trois ans?

-Hilin'A, ma petite-fille, honore les traditions de notre tribu et révèle ton Vrai Nom à l'oreille de l'Ancienne de ta tribu.

C'était un ordre. Hilin'A devait s'y plier. 

Elle se releva et s'approcha de l'oreille de sa grand-mère. Avant même qu'elle ne souffle ne serait-ce qu'une parole, sa grand-mère lui murmura "stop". Hilin'A se figea. Sa grand-mère tourna le visage pour la regarder et elle put y lire une détermination nouvelle. Elle sentit un papier, ce même papier sur lequel elle avait écrit pendant trois ans, se glisser dans son poing serré. Elle regarda sa grand-mère interrogateur et celle-ci se tourna vers la tribu alignée à ses pieds. 

-Tribu de Nocerko, Hilin'A a révélé son Nom. Elle peut maintenant vivre sa vie. Accueillez-la comme il se doit! cria-t-elle d'une voix forte, déclenchant les vivats des membres de la tribu.

Hilin'A resta debout, le visage impassible, mais à l'intérieur, les questions se bousculaient. Elle ne laissa rien paraître puis adressa un sourire à tous les hypocrites qu'elle allait devoir cotoyer pour le reste de sa vie.

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Le chef du village l'avait prise par le bras et tirée à travers la foule pour l'amener devant la porte d'une petite maisonnette en terre cuite. Il l'avait lâchée en marmonnant que c'était sa nouvelle demeure et qu'elle devait se préparer à la fête d'accueil avant de la quitter et de repartir pour la place centre du village. 

Encore hébétée, Hilin'A ne bougea pas pendant quelques instants avant de se ressaisir et de pousser la porte de "sa" maison. 

Elle entra dans la seule pièce de la maison, petite mais pourvu de jolis meubles neufs: une table en bois brut, deux chaises, une armoire, une paillasse au sol, une cusinère et un foyer pour cuisiner et quelques casseroles accrochées au mur. Une petite fenêtre permettait d'éclairer l'intérieur. Hilin'A constata que tout le mobilier était recouvert de poussière, preuve que le chef de sa tribu avait pensé qu'elle céderait plus tôt.

La jeune fille soupira puis s'assit à la table. Elle desserra son poing et en sortit le bout de le papier de sa grand-mère. Bien plié, il semblait minuscule mais en le dépliant, Hilin'A constata que sa grand-mère lui avait écrit plus qu'un petit message. Elle commença à le lire.

"Ma chère petite-fille,

Sache que je t'aime toujours et que j'ai entendu lorsque que tu m'appelais. Je suis désolé de ne pas avoir pu t'aider, j'aurais tellement voulu, mais cela ne m'était pas permis.

Ce que tu t'apprête à lire va changer ta vie. Je sais que tu es prête pour ça. Je te connais, je sais que tu ne pourras jamais supporter la vie de la tribu, que la révolte gronde trop fort en toi. J'étais la même que toi quand j'avais ton âge mais je n'ai jamais eu le courage de changer, de me rebeller, de partir. Toi, tu l'as ce choix. Je peux même te révèler le secret de la tribu, il t'aidera à te décider à partir. Il te donnera un but, une mission.

À l'époque où nos ancêtres ont quitté la société pour venir vivre dans nos montagnes, une légende circulait. Celle-ci disait qu'un jour La Masteria s'incarnerait sur Terre pour venir observer son oeuvre.

Nos ancêtres, persuadés qu'elle s'incarnerait dans notre communauté, ont instauré la tradition de la révélation du Vrai Nom afin de prévenir son arrivée et de la protéger. Le vrai Nom de la Masteria est Frédya. 

Il est dit que le jour de sa venue, le monde changera et que la société devra se conformer à des règles qui seront soit pour le meilleur, soit pour le pire.

Celui qui connaîtra et maîtrisera la Masteria Frédya sera soit le bourreau soit le sauveur du monde. 

Cette légende se transmet depuis des générations d'Ancienne à Ancienne. Je n'ai découvert la vérité que depuis que la dernière Ancienne nous a quitté. J'ai tout de suite su que tu serais celle qui aiderait La Masteria à faire de notre monde un monde meilleur.

Tu portes en toi ce que le reste de la tribu ne connait plus depuis longtemps. 

La compassion.

Fais vivre ce sentiment en toi et vas accomplir ta mission.

Tu trouveras un sac, des vêtements et des vivres dans l'armoire.

Bonne chance, Hilin'A, et sache que je t'aime à jamais,

Ta grand-mère, Mamikita."

Hilin'A n'en revenait pas. c'était donc ça la raison de ces stupides et horribles traditions qui l'avaient tant fait souffrir. Énervée par tant d'injustice, la jeune femme se leva et fit tomber sa chaise. Elle fit trois grands pas et ouvrit d'un geste brusque l'armoire dont la porte alla claquer contre la paroi. Hilin'A tira un pantalon en toile brune et une tunique couleur sable des rayons, se déshabilla vite avant d'enfiler ses nouveaux habits. 

Elle prit le sac, le jeta sur son épaule et observa son visage dans le petit miroir accroché dans l'armoire. Ses longs cheveux allaient la gêner. Sans plus réfléchir, elle prit un couteau dans un tiroir de la cusinière et coupa ses cheveux à la base de son attache. Celle-ci tomba et les beaux cheveux blonds s'éparpillèrent à ses pieds. Hilin'A secoua la tête et, sans même un regard à son nouveau physique, se détourna de l'armoire, ouvrit la porte et sortit en trombe de la maison.

Elle se mit à courir et quitta le village sans même un regard en arrière. Hilin'A commençait une nouvelle vie et n'avait aucun regret conçernant celle qu'elle abandonnait. 

Hilin'A de Nocerko n'existait plus.

Le Vrai NomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant