3 - Allusions

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À un étage en-dessous, se jouait une toute autre conversation. Hannah et Tom s'étaient installés dans le petit salon, une pièce sombre et poussiéreuse dont les seules fenêtres étaient drapées de lourds rideaux en velours. Personne ne venait jamais les y déranger pour la simple et bonne raison que le commun des mortels détestait cette salle à l'odeur de vieux. Les domestiques oubliaient régulièrement de la nettoyer, et le bric-à-brac accumulé donnait lieu à un joyeux bazar dont la majorité des affaires appartenait aux deux jeunes gens.

— Ils veulent me voir partir en Amérique, laissa tomber Hannah en guettant la réaction du jeune homme.

Mais c'était peine perdue car Tom affichait en toutes circonstances une expression des plus insondables. Avec ses grands yeux bleus, bien trop grands pour son visage aux traits fins et anguleux, sa peau laiteuse et sa crinière de cheveux noirs et indisciplinés, Tom avait tout l'air d'un ange débarqué là par hasard. S'il paraissait toujours rêveur, il n'en était rien : le jeune homme ne laissait rien transparaître, pourtant Hannah savait qu'il écoutait et observait attentivement le moindre détail de ce qui l'entourait. Il enregistrait et analysait les informations, mais nul ne savait jamais ce qu'il en pensait.

— Quelle aubaine pour toi, lâcha-t-il du bout des lèvres. Une nouvelle vie dans un Nouveau-monde.

— Tu as vécu là-bas, toi, non ? Demanda la jeune fille en s'étirant souplement. De quoi ça a l'air ?

— De ce que "Nouveau-monde" entend.

— La liberté ? Le progrès ? Des contrés sauvages ? Des animaux qu'on n'a jamais vu ici ?

Hannah se sentait avide de curiosité, mais Tom, avec son laconisme habituel, ne semblait pas disposé à étancher la soif de connaissance de son interlocutrice.

— Les seuls animaux que j'y ai vu étaient terriblement cruels, déclara-t-il avec un haussement d'épaules.

— Quel genre d'animaux ? Des fauves ? Des reptiles ?

— Des humains.

Elle changea d'angle d'attaque, peu désireuse de lâcher l'affaire.

— Tu comptes y retourner avec nos parents ?

— Je me serais posé la question si on me l'avait proposé, répliqua-t-il en échangeant un regard entendu avec Hannah.

Elle sentit sa mâchoire se décrocher.

— Quoi ? Ils ne t'ont pas compté dans le voyage ?

Subitement, ça changeait tout pour elle. Pas un seul instant, elle ne s'était imaginée embarquer à l'autre bout du monde sans lui.

— Ils ont probablement compris que j'avais beaucoup à faire ici, justifia-t-il sans grande conviction.

— Mais s'ils te demandent ?

Elle croisa le regard de Tom et sentit son cœur vaciller. S'il choisissait de rester en Angleterre, cela signifierait sans doute qu'elle ne comptait pas à ses yeux. Voyant qu'il demeurait silencieux, Hannah ne put se retenir d'insister, d'un ton presque suppliant qu'elle détesta immédiatement :

— De toute manière, tu n'es plus sous leur responsabilité. Si tu veux nous accompagner, c'est à toi de le décider.

— « Vous accompagner » ? C'est donc décidé, pour toi ?

Le fait qu'il ait notifié ce lapsus redonna un brin d'espoir à la jeune fille. Pourtant, elle ne pouvait pas exprimer aussi directement la question qui martelait son cœur ; aussi choisit-elle de demeurer vague :

— Et si jamais c'était le cas ?

« Me laisserais-tu partir pour toujours ou bien me suivrais-tu ? » pensa-t-elle de toutes ses forces. En soi, faisait-elle partie de l'équation ?

Ride, Baby, rideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant