1 - Proposition

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1772, Gloucestershire, Angleterre

Hannah Keegan, juchée sur sa jument April, traversait les terres familiales au grand galop. Un magnifique coucher de soleil auréolait la propriété de son éclat orangé ; à l'horizon, les silhouettes massives des marronniers se découpaient sur un ciel de braises ardentes. D'ordinaire, Hannah savourait le spectacle crépusculaire sans se presser, cependant il en allait différemment ce jour-là. 

Sa mère avait sollicité une conversation avec elle. 

Sa mère et Dustin

C'était bien ce "et Dustin" qui ennuyait la jeune fille, au point qu'elle ne cessait de talonner sa jument afin de la presser. Sa seule préoccupation était d'entendre au plus vite ce qui lui valait cet entretien avec sa mère et le nouvel époux de cette dernière. 

Quelques années plus tôt, lorsque la mère d'Hannah avait commencé à fréquenter Dustin, la jeune fille avait accueilli la nouvelle avec une certaine joie. Son père était décédé très tôt et elle rêvait d'une figure paternelle présente au quotidien ; et puis Dustin McAvoy était si charmant, si gentil... Désormais, "gentil" n'était plus tout à fait le mot qui lui venait à l'esprit lorsqu'elle songeait à son beau-père ; charmant, par contre... il savait l'être lorsqu'il voulait parvenir à ses fins.  

Arrivée à l'écurie, Hannah bondit au sol et tendit les rênes d'April à un palefrenier qui eut le malheur de passer par-là, puis s'éloigna en lançant ses instructions par-dessus son épaule  :

  — Elle a beaucoup couru. Bouchonne-la bien et assure-toi qu'elle ne transpire plus, je ne veux pas qu'elle attrape froid. Tu pourras la mener au pré ensuite.  

Toutefois, son allure ralentit considérablement à mesure qu'elle approchait du petit manoir juché sur un vallon. La nuit tombait presque, à présent, et elle devait plisser les yeux pour ne pas marcher dans l'une des nombreuses ornières qui creusaient le chemin. Pourquoi personne ne s'occupait donc de remettre ce passage en état ? 

Au début de son mariage, Dustin avait fait énormément pour la propriété. En quelques sortes - et sans jeu de mot - il avait repris les rênes de l'élevage de chevaux que le père d'Hannah leur avait légués. Pourtant depuis quelques mois, il ne semblait plus accorder la moindre importance à la gestion du domaine, ce qui avait le don d'agacer prodigieusement Hannah, d'autant plus que sa mère semblait aveugle au comportement de son tendre époux. 

Parvenue au manoir, Hannah fit un rapide crochet par sa chambre afin de revêtir une robe propre et bien moins odorante que sa tenue de cavalière, imprégnée comme elle l'était du parfum animal. Sa mère était parfois quelque peu rigide sur ce genre de détail. 

Le cœur battant, elle s'apprêtait à pousser la porte du petit salon lorsque la voix de sa mère lui parvint, légèrement étouffée mais parfaitement intelligible : 

— Il est hors de question que nous la forcions, Dust, tu m'entends ? 

Hannah se figea, presque certaine d'être le sujet principal de la conversation, puis approcha doucement son oreille de la porte. Dustin, avec sa voix un peu rauque, ne parlait jamais très fort ; sa réponse n'en serait que plus délicate à saisir.

— Je ne compte pas la forcer, Grace. M'as-tu déjà vu forcer qui que ce soit ? 

En avait-il besoin ? Dustin n'employait jamais la contrainte car il possédait un immense talent de persuasion. 

— Tu forces les gens sans qu'ils ne s'en rendent compte, Dust, c'est encore pire, soupira la mère d'Hannah comme en écho aux pensées de sa fille.  

 Hannah décida qu'elle en avait suffisamment entendu pour ne pas avoir besoin de tourner autour du pot. Gracieuse comme jamais dans sa robe à volettes, elle entra dans le petit salon sans frapper et d'un mouvement fluide, envoya ses longs cheveux bruns cascader dans son dos. Elle aurait dû les attacher afin d'être tout à fait présentable, elle le savait, mais elle adorait la sensation de les sentir onduler souplement sur ses épaules. 

  — Hannah, l'accueillit simplement Dustin en tournant les yeux vers elle.

— Que voulez-vous - ou ne voulez-vous pas - me forcer à faire ? Demanda la jeune fille sans ambages. 

Sa mère, Grace McAvoy - anciennement Grace Keegan - se dressa sur ses pieds, un pli de contrariété barrant son front légèrement ridé.

— Hannah, combien de fois t'ai-je conseillé de ne pas écouter aux portes ?   

— Vous feriez mieux de parler moins fort, si vous ne souhaitez pas être entendus. 

Grace dévisagea sa fille avec un éclat de déplaisir dans son regard d'azur. Elle adorait Hannah, elle l'avait aimée plus que tout dès l'instant où elle avait pu la serrer contre elle après neuf longs mois d'attente, mais l'absence d'un père avait donné à la jeune fille de fortes mauvaises habitudes, notamment celle d'avoir réponse à tout. Elle remarqua également que Hannah n'avait pas pris soin de relever ses cheveux comme les règles d'usage l'exigeaient, et s'en trouva davantage irritée. Certes, l'adolescente était magnifique lorsque ses longues boucles retombaient autour de son visage de poupée ; certes, ses yeux gris perle semblaient littéralement irradier de vie sous leurs longs cils noirs ; certes, elle ne se rendait pas compte de sa beauté et agissait sans coquetterie aucune... Néanmoins, elle était trop éprise de liberté pour faire une bonne épouse - ou du moins une épouse heureuse - ce qui risquait de poser problème pour la suite. 

Des pensées toutes autres s'entrechoquaient dans l'esprit de Dustin McAvoy. Les yeux vert pâle de l'homme étincelaient de mille feux tandis qu'il observait attentivement sa belle-fille. Là où Grace voyait une chevelure inutilement relâchée, il voyait une rose en train d'éclore, au summum de sa beauté fragile, qu'il faudrait cueillir rapidement. Là où Grace pestait contre l'attitude désinvolte de sa fille, McAvoy sentait son cœur fondre pour ce petit être si pur qui déployait des ailes blanches de colombe. Ce que Grace considérait - avec appréhension - comme une future épouse rétive, Dustin McAvoy y décelait la flamme endormie d'une jeune femme fougueuse en devenir, une épouse qu'il ne faudrait pas mettre entre toutes les mains, une Hannah Keegan sublime dans toute son innocente sensualité.

  — Alors, insista Hannah en dardant un regard exigeant sur sa mère et son beau-père. De quoi voulez-vous me parler ? 

— De notre nouvelle vie, proclama joyeusement Dustin en écartant les bras comme s'il voulait étreindre la jeune fille. 

Cependant, il n'en fit rien. Un éclair de panique dans le regard de sa mère alerta Hannah.

— Quelle nouvelle vie ? 

— Nous partons à la conquête du Nouveau-Monde, Hannah, nous filons pour l'Amérique !   


Ride, Baby, rideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant