10. On dit que

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AVELINE.

On dit que si les sentiments devaient s'incarner en animal, la plus belle représentation serait le caméléon. Un caméléon change souvent, tout comme les personnes changent de partenaire tout au long de leurs vies. 

Je pense qu'aimer change d'intensité au fil du temps, et que les caméléons finissent toujours par se décider et ne choisir qu'une couleur. 

J'ai toujours aimé m'imaginer quelque part très loin, profitant de chaque seconde qui me sortait de cette vie fade et sans couleurs. 

Je regardais mon petit ami, espérant qu'il puisse se réincarner en quoi que ce soit pourvu qu'il disparaisse de ma vie éternellement. Je connaissais tout sur la signification de son prénom. Il était affreux, tout comme sa personnalité.

Ma grand-mère Judith refusait de me laisser choisir un petit copain, mais acceptait de me laisser vivre avec mon alcoolique de père. L'ironie dans tout cela, c'est qu'elle choisissait d'ignorer ce dont elle était pleinement consciente. 

Gabriel est le petit ami chrétien parfait. Selon ma grand-mère, l'ange Gabriel a accompli trois missions : il annonce la naissance de Jean-Baptiste, celle de Jésus, et explique ses visions à Daniel. Gabriel signifie "héros" en hébreu, "force", les deux attributs que je n'utiliserais jamais pour le décrire.

Je savais tout sur lui. Je savais même que plus de 4 000 petits Gabriel naissaient dans les maternités françaises chaque année. 

Il se tenait là, devant moi, me fixant de son air satisfaisant que j'arborais. Je le haïssais pour avoir osé m'embrasser devant Jake, et encore plus pour s'être permis de me toucher.

Si nous avions vaguement convenu de passer pour un couple devant ma grand-mère, Gabriel profitait tout de même de chaque occasion pour me présenter comme sa petite amie.

Je détestais son caractère, celui d'un garçon riche et orgueilleux. Il avait tout ce qu'il voulait dans la vie, et ne connaissait pas le refus ni les problèmes d'argent. Si seulement il connaissait le vrai visage de mon père, il ne se vanterait plus de sortir avec moi.

Jake ne m'adresse plus la parole depuis le geste de Gabriel. Non pas comme si cela changeait de d'habitude, mais il m'évitait. J'avais beau essayer de lui parler, il anticipait le moindre de mes mouvements en ayant toujours une longueur d'avance.

Je ressentais une tristesse qui ne s'expliquait pas par la déception de ne pas rendre mon devoir complet, mais plutôt par le simple fait que tous mes efforts pour me rapprocher de Jake venaient de tomber à l'eau. Tout était délicat quand il était question de lui. J'avais sans cesse peur de le vexer ou de dire quelque chose de travers. Je pensais que nous étions un peu plus proches, et j'étais inexplicablement heureuse de pouvoir avoir la chance de l'approcher et d'en connaître un peu plus sur lui. 

Je soupirais, persuadée que je venais de perdre toutes mes chances et par la même occasion perdre ma bourse. Sans ce devoir, je ne pourrais jamais avoir de bourses. Sans cette bourse, je ne pourrais jamais être capable de payer mes études. 

J'étais vouée à l'échec. Le reflet même de ce que j'ai toujours voulu éviter : mon père. En réalité, il n'est même pas mon vrai père. Il n'apporte que des revenus afin que ma mère puisse vivre décemment. Il n'était rien d'autre à mes yeux.

«Tu m'as entendu ? Dois-je me répéter ? Entendis-je la voix de Gabriel déranger mes pensées.

-Je n'ai pas écouté, pardon.

-Je t'ai dit que tu devais m'accompagner à la soirée de Maya, tu sais, la belle blonde aux gros seins ?

-Je ne vais jamais en soirée, tu le sais très bien, répondis-je en soupirant. »

Il s'avança vers moi et attrapa fermement mon bras. Des yeux se posèrent sur nous et Gabriel relâcha immédiatement mon bras, se rappelant que nous étions à l'intérieur d'un café. Un espace public.

«Je vais avoir l'air d'un imbécile si j'y vais seul ! S'énervait-il.

-Ce n'est en aucun cas mon problème, râlais-je en prenant mes distances.»

Il eut comme un éclair qui venait de défiler devant ses yeux. Je reconnaissais ce geste. Cette lueur était déjà le fruit d'un chantage.

«Que dirais-tu d'une visite chez ta grand-mère ?

-C'est bon, je t'accompagnerais, cédais-je tristement. »

Il tourna instantanément les talons pour me laisser seule en plein milieu de l'entrée du café. Je soupirais et me décidais à consommer ici, pour ne pas avoir l'air trop étrange. 

Si je n'allais jamais en soirée, c'était bien parce que l'univers d'une soirée m'était inconnu. Je n'ai jamais eu l'autorisation d'y aller, mon beau-père me l'interdisait. Je n'ai jamais eu l'occasion de sortir plus loin qu'au supermarché. J'étais dans une prison, uniquement faite par des mots, des phrases, des interdictions.

Je connaissais l'image qu'on me donnait de sainte au lycée. Il suffisait de ne jamais sortir, de toujours réviser et d'avoir la moitié d'une famille chrétienne pour être une sainte. 

Si leur capacité de jugement s'avérait meilleure, ils auraient tous su que j'étais loin d'être une sainte. C'est vrai, j'avais un vocabulaire fort différent des autres de mon âge et des tenues qui ne ressemblaient en rien à des jupes courtes et des vêtements colorés. Mais j'avais un beau-père que je prenais plaisir à insulter, une mère qui ne pouvait se tenir sur ses deux jambes, et un petit ami que je haïssais plus que tout au monde.

Une sainte aurait eu une famille parfaite, au moins.

«Un jeune garçon de vingt-deux ans trouve la mort en tombant du septième étage... »

Je relevais immédiatement la tête afin d'apercevoir les informations diffusées sur le téléviseur du café. 

« Les sapeurs-pompiers n'ont malheureusement rien pu faire pour ramener ce jeune homme à la vie, ce vendredi après-midi, après que ce dernier eut chuté du septième...»

Il était un peu moins de seize heures, tous les regards des clients du café s'étaient jetés sur le téléviseur. Je fronçais les sourcils lorsqu'une photo du garçon s'afficha, à côté de ce que je reconnus comme son frère puisque leurs traits se ressemblaient. 

«  Les gendarmes de la compagnie sont actuellement sur place et devront déterminer si la chute mortelle est consécutive à un accident ou si le garçon a volontairement mis fin à ses jours.»

J'avais déjà vu ce garçon. Il me fallut quelques minutes pour me rendre compte qu'il était une tête familière.

Une tête qui apparaissait souvent aux côtés de Jake...

HétérochromieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant