Chant septième : réveiller la Révolte

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Mais tout homme, peut-être, ne vaut pas l'Art, c'est-à-dire l'accomplissement difficile dans quelque domaine de prédilection ; aussi n'est-ce pas un ordre que je puis donner à tous d'être au comble de l'admiration mais l'exemple de la plus haute Grandeur. Du moins, en t'efforçant de quitter le faîte de ton mépris, pourras-tu croître en qualité et en valeurs : cela suffira probablement à réaliser le Rêve.

Mais tu ne peux te développer en un royaume qui t'étouffe, ainsi que l'arbre ne peut s'élever considérablement à l'abri de la lumière ni bien sainement si son tronc reste enchaîné et assujetti, c'est pourquoi il est temps, enfin, de réveiller ta Révolte, et de te révéler les Hauts qui t'oppriment et te négligent. Car je veux, moi, qu'il vienne aujourd'hui le temps de ton jugement premier !

J'ignore précisément quand le mal est venu, mais il est là, indéniablement. Tu le respires et tu l'exhales depuis longtemps ; tu le perçois et tu l'exprimes partout. Sans doute plusieurs siècles de négligence ont-ils amoindri ton âme, lassé tes efforts, efféminé ta force : né Homme, tu t'es vite oublié ; né Grand, tu t'es toi-même humilié. Pourtant, il faut convenir que la société t'a aidé à disparaître, a contribué à ton anéantissement, à ta propre extinction : on t'a défaussé de mille choses auxquelles tu n'avais jamais pleinement consenti à te défaire, de ta décision, de ton pouvoir, de tes envies. Devenu pantin entre des mains étrangères, tu as désappris la discipline et l'effort : tout t'est devenu facile, mais rien qui vaille la peine ne t'est resté accessible. Ainsi t'a-t-on réduit à l'impuissance, tu t'en es rendu compte : tu détestes le monde, tout en reconnaissant à peu près que rien ne te différencie de lui.

La vérité : on t'a dépossédé de toi-même. Aujourd'hui, l'Homme en toi doit se taire : et quel besoin aurait-Il d'agir ? D'autres se chargent à ta place de tes difficultés et de tes choix. On t'a notamment privé de la mort, privé de la maladie, de la douleur, des décisions graves, de tout ce qui paraissait pénible ; on t'a privé même de l'accès à la Grandeur : tu n'as plus rien à assumer. On t'a privé de tout ce qui t'aurait permis de mesurer ton identité, d'être au monde, de prendre ta part de vie, de sorte que tu ne fais vraiment plus rien si l'on ne t'en donne pas l'ordre. Vois ! tu réclames et tu soupires toujours auprès des médecins qui sont pour toi comme de grands sorciers aux sciences desquels tu n'entends rien et ne veux rien entendre : tu t'abandonnes toujours, tu as perdu l'initiative ! Entre deux choses, tu préfères toujours ne rien faire plutôt que de te risquer, la passivité te semble le moindre mal, et il est commun, dans nombre de faits divers, qu'on s'aperçoive que la multitude témoin d'un mal n'a rien fait, hébétée, inutile et vaguement honteuse, pour l'empêcher ou seulement pour y prendre sa part.

Mais moi je te le dis : il faut préférer celui qui agit, même s'il brutalise, même s'il tue, quels que soient ses raisons ou ses torts, à celui qui demeure indécis, qui paresse mollement sur une onde d'irréalité douce et oisive, sans fermeté, sans audace, et qui ne fait que rendre des réactions lentes et prévisibles, croyant vaguement ou bien voulant faire croire qu'il y aurait quelque bonté supérieure et mystérieuse à ne point résister. Ah ! les jolis prétextes à ne jamais agir, à ne jamais se donner qu'un mal passif et attendu ! Cette tradition, comme toutes les autres, ne vaut rien : je le déclare, mieux vaut encore se tenir cruellement derrière le fusil qui extermine qu'être un de ces innocents qui ne se risque point à agir et qui n'ose même pas s'indigner qu'on l'exécute. L'un, moralement – ne le vois-tu pas ? – est dans la griffe de l'autre. Ne jamais rien faire pour se révéler Homme, c'est cela, moi, que j'appelle le Mal.

Or, celui qui n'a ni expérience ni principe fondamental balance toujours avant d'agir : il ne sait trop quelle résolution prendre, de sorte que, se sachant fait pour penser légèrement ou pour agir trop tard, il suit fatalement l'avis de ceux qu'il estime plus compétents que lui. Or, à force de te couper de tout ce qui fait la vie, on a fait que tu ne vis plus rien, et que tu n'as plus rien à déduire. On t'a trop protégé, tu es devenu faible et lâche ; vrai : depuis combien de temps, frère humain, n'as-tu pas regardé, lavé, enterré toi-même un cadavre ? Depuis combien de temps n'as-tu pas enduré jusqu'au bout une souffrance sans avaler en chemin quelque émollient somnifère ? Depuis combien de temps, surtout, n'as-tu pas pris la responsabilité d'une décision forte qui t'engage aux yeux des autres et qui t'oblige, définitivement, à montrer pleinement toute l'ampleur de toi-même ?

Du Feu aux poudres [Disponible imprimé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant