Chant troisième : pourquoi je veux t'élever

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Ô peuple aux abois, désorienté, alarmé de ta bassesse et dégoûté de toi-même : cette horreur dont tu t'aperçois à présent, tu dois la combattre et l'annihiler. Maintenant, il te faut lutter contre les mille tendances de ton existence – et te vaincre toi-même ! –, ou bien il ne te reste qu'à oublier ta misère pour redevenir l'être de naguère, vil, imbécile et inutile.

Je vais t'aider. Tu reconnaîtras bientôt la Grandeur et la Gloire : il en reste, au fond de toi, quelque trace infime, comme les restes cendreux d'un brasier éteint, comme le souvenir de ton héros ancien dont le rêve ne s'est pas encore tout à fait perdu. Mais tu veux savoir, d'abord, pourquoi je suis ton allié dans cette œuvre ? Et c'est bien à raison que tu te méfies : car n'irai-je pas te trahir, comme tant d'autres avant moi, sitôt que je serai parvenu à mes fins ? Quelles fins donc ?

Je vais te répondre, en te parlant de moi.

Apprends que je n'ai pas déchu, que mes ailes n'ont pas touché le sol, que je ne suis pas le légendaire Révolté qu'un profond et amer dépit fit pousser un puissant défi au Ciel. Défais-toi de ces considérations, car il n'est nulle question de Dieu dans nos rapports – mais tu peux croire, si tu veux. À ton gré, tu peux aspirer à la considération d'un Maître adoré, tu peux tâcher d'écraser l'idée même du Colosse des Vertus, ou bien souhaiter te hausser dans l'indifférence divine uniquement pour toi-même et pour sentir croître en toi la libre fierté à laquelle tu te destines : qu'importe ton motif pourvu que tu t'élèves, enfin, à ta dignité d'Homme.

Quant à moi, je n'agis ni par enthousiasme, ni par rancune, encore moins par ennui. Je ne forme nul dessein extérieur à toi-même, et ne nourris nulle ambition par laquelle tu pourrais être lésé. Et je ne t'aime pas, sache-le. Tu ne mérites encore rien ni par toi-même, ni par les œuvres de tes contemporains. Alors, pourquoi t'aider ?

Je vais te le dire. Ouvre grand ton esprit. Je ne mens pas ; je te promets que je ne te mens pas : tout ceci est trop important.

Je suis Homme, voilà : je marche seul en ce monde malfamé, et je me cherche un semblable. En ce temps gris et terne, je veux aimer quelqu'un, car je suis d'un cœur humain. Mais aimer, pour moi, cela ne s'entend pas de la façon ordinaire, aimer parce qu'on souffre de soi, aimer pour répandre son intolérable finitude. Non, moi, j'aime vraiment – j'admire.

Aimer, c'est admirer. Tout autre amour, tout amour fait essentiellement d'autre chose me paraît – est – une faiblesse abominable, une intolérable corruption. En vérité, j'en suis tout à fait sûr : tout autre amour n'est pas de l'amour. Admirer, c'est aimer.

Et pourtant, je n'aurais pas mon contentement à cela, à trouver seulement quelqu'un que j'admire, j'entrevois qu'il y manquerait encore une chose dont la nécessité m'empêcherait d'en apprécier le bonheur. Et voilà ce que c'est : il faudrait encore que l'aimé, quel qu'il fût à condition d'être admirable, ne fût pas une exception à l'espèce, une aberration sur terre, un paradoxe humain ; sans quoi obligatoirement dans cette heureuse découverte, tout mon engouement, tout mon plaisir, toute ma joie, je le devine déjà, retomberaient aussitôt, manquant la plénitude, se teintant bientôt de cette sombre et obsédante et mortifère et terrible pensée : aimer certes, c'est-à-dire admirer, mais aimer – au milieu de l'ordure ?

Non : malgré la surprise merveilleuse, malgré le décèlement et le miracle enivrant de l'amour, ce serait encore trop horrible cela : être une île, former une île ensemble mais une île infime et égoïste, une belle île radieuse et tendre mais qui, pour sa satisfaction, se refuserait à voir le reste du monde abject, une île condamnée à ne rien regarder en dehors d'elle qui fût capable d'occulter aussitôt sa rayonnante clarté, une île aveugle et isolée – ilot d'ilotes ! – enfermée dans sa béatitude imbécile, limitée par ses rivages où reflueraient des eaux sales et contaminées, entourée d'horizons entachés de fumées noires et sinistres ; et, illusionné, avoir pour continuelle obsession l'étroite fixation de l'intérieur de cette île, avec tant d'acharnement que l'esprit, lentement, s'abîmerait dans le mensonge ou dans l'oubli, comme le spectateur feignant de croire que l'encadrement du tableau contient non seulement le mur et le musée, mais tout l'univers entier, par peur d'éprouver le dégoût de se hasarder un peu au-delà ; et toujours – toujours ainsi ! – craindre qu'une curiosité de côté, malvenue soudainement, ne fasse d'un coup retomber la joie, ainsi que brutalement l'oiseau chute de n'être plus porté par un air assez pur !

Du Feu aux poudres [Disponible imprimé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant