Parfois, je la voyais au coin de la rue. Elle regardait les gens passer lentement, dans un flot continu de chair qui se frôle, s'évite et s'éloigne dans un ballet inexplicable. Son regard unique se posait alors sur un vieillard boitant allant faire ses courses ou bien sur un enfant insouciant courant après une balle. Elle semblait vouloir aller vers eux, mais au dernier moment, elle se ravisait, comme une enfant trop timide, se balançant sur la plante de ses pieds en secouant la tête. Personne ne la remarquait, elle semblait transparente comme de l'air. Elle regardait sa montre à gousset puis relevait la tête.Je croisais alors son regard ébène. Il semblait terne et sans vie. Elle m'adressait malgré tout un doux sourire, l'air de dire « A bientôt ». Et nous continuions la danse pendant des jours, inlassablement.
Et son regard me fascinait, m'attirait fatidiquement.
Depuis quelques semaines, je la voyais plus souvent, comme une ombre qui me suivait discrètement.
Sa robe noire se balançait au rythme de ses pas mélodieux, ses longs cheveux charbons voletaient derrière elle dans la douce brise d'été. Ses pieds nus semblaient à peine toucher le sol. Elle était aussi gracieuse que silencieuse. Pourtant, je savais qu'elle était là. Je ne pouvais pas l'ignorer, je ne pouvais pas l'oublier, je ne pouvais pas faire comme si elle ne me captivait pas terriblement.Je me retournais alors pour la regarder. Elle s'arrêtait, me fixant de son regard si particulier, me perdant dans ses prunelles, sans chance de m'échapper des ténèbres. Et son sourire me disait « A tout à l'heure ».
Hier, elle était tout près de moi.
Son teint pâle lui donnait un air de poupée en porcelaine. Une fragile poupée prête à se briser. Mais elle ne se brisera pas. Elle ne peut pas. On attend trop de ses frêles épaules pour qu'elle ait le droit d'éclater en millier d'éclats de cristal.Elle effleura ma main du bout de ses doigts glacés, doucement, s'arrêtant sur ma paume puis traçant ma ligne de vie. Je ne frissonnai pas à ce contact. Je me tournai vers elle et ce fut mon tour de sourire. « Il est presque l'heure, n'est ce pas ? », lui dis-je muettement. Et elle me fixait de ses deux beaux yeux onyx qui savaient tout.
Aujourd'hui, elle est à côté de moi.
Je suis allongé dans un lit blanc, dans une salle blanche et je fixe le plafond blanc. Elle est là, je le sens. Alors je tourne la tête, car je sais ce qu'elle veut. Je l'ai compris depuis longtemps. Sa robe, ses yeux et ses cheveux noirs se détachent avec force de toute cette blancheur écœurante. C'est si apaisant de la voir ici.Le bip d'une machine brise régulièrement le silence avant que celui-ci n'engloutisse de nouveau la pièce au grand galop.
Bip. Silence. Bip. Silence. J'étouffe. J'en ai assez de cet endroit. Je veux partir loin, là où je ne suis jamais passé et où je serais enfin libre. Et je ne reviendrais plus jamais dans cette salle blanche qui me retourne le ventre.
Adossée au mur, elle me regarde sans un mouvement, sans un souffle, sans un mot. Je lui murmure « Je n'ai pas peur de toi. ». Parce que c'est vrai. Elle a toujours été là pour moi, prête à m'accueillir dans son royaume de l'inconnu.Pour la première fois, je vois son regard briller d'intérêt. C'est beau, ça scintille. On dirait les étoiles qui se reflètent sur un lac paisible. Elle s'approche et elle me sourit une dernière fois avant de me prendre dans ses frêles bras. Elle me berce comme une mère bercerait son enfant.
Ses lèvres légèrement rosées s'ouvrent et elle me murmure quelques mots doux au creux de l'oreille. Son souffle est glacé, rafraîchissant, si agréable dans cet endroit étouffant. Sa voix me rappelle les vagues qui caressent le sable dans un geste d'amour.
« C'est l'heure de notre rendez-vous... ».
Et son sourire est celui d'un enfant à qui on a enfin offert le jouet qu'il désirait de tout son cœur.
Parfois, je la voyais au coin de la rue, à observer les fantômes des passants pressés. Aujourd'hui, elle est là pour moi, et je danserai avec elle jusqu'à la mort.