La jeune femme observa l'assiette qui lui faisait face.
Allez. Courage.
Elle attrapa sa fourchette, presque avec dégout, et piqua dans le bout de viande qu'elle avait coupé au préalable.
Près de deux pleines minutes auparavant.
Le considérant un instant, elle finit par l'ingurgiter, le mâchouillant laborieusement, avant de déglutir.
Quel calvaire.
Elle observa les restes épars sur son assiette. Elle n'aurait jamais le courage d'avaler tout ça.
Sa sœur, soucieuse, observait son manège depuis le début du repas. Elle n'était pas idiote. Elle savait parfaitement quel démon asticotait Julie depuis des mois.
Son poids.
Julie était terrorisée par son poids.
Quand elle était jeune, elle était un enfant extrêmement jovial, qui aimait bien manger. Elle était donc assez ronde. Mais ce n'était même pas de l'obésité, ou pire, ces gens malades incapables de s'empêcher de manger. Julie avait des formes charnues, que beaucoup de personnalités de leur génération copiaient à grand renforts de chirurgie. Thalie avait toujours trouvé que sa sœur méritait d'avoir le monde à ses pieds, et en possédait les atouts.
Mais voilà. À seize ans, Thalie - tutrice légale de sa sœur depuis la mort de leur père et l'incarcération de leur mère - avait décidé de déménager, loin de ce milieu nocif qui avait vu leur mère sombrer dans la fange de la drogue et de l'alcool, pour prendre un nouveau départ. Julie avait donc changé d'école. Julie avait donc changé d'amis.
Ces nouveaux amis, si Thalie osait les appeler ainsi, étaient les filles de deux trois hommes politiques influents de la ville, et étaient obsédées par leur image. Et elles avaient malheureusement transmit cette obsession à Julie.
Tout commença par les vêtements. Plus chers. Puis le maquillage. Julie ne se maquillait jamais, mais, avec ces nouvelles amies, elle avait adopté le dogme du fard et du rouge à lèvres carmin. Et enfin, le poids. Julie s'infligea son premier régime.
Le premier d'une triste et longue série.
Elle vit progressivement son poids chuter jusqu'à atteindre celui communément adopté par celles que Thalie appelait les "feuilles de papier", si fines qu'elles auraient pu s'envoler.
Elle ne semblait pas regretter ses anciennes formes, du moins, pas autant que Thalie. Elle ne mangeait plus, mais picorait, s'astreignant à de sévères contraintes.Puis cela devient une véritable manie.
Elle refusait désormais d'ingurgiter du pain, du gluten, rechignait au lactose, insultait du regard les sucres, ignorait le café ... Elle vida son organisme de la moindre goute d'alcool qu'elle aurait pu y trouver, ne buvant plus que des smoothies, ne mangeant plus que des céréales ou des salades.
Mais maintenant, même cela, ça ne passait plus.
Même la salade inspirait le dégout. En guise de céréales, cinq pauvres pétales au fond d'un bol le matin.
De fine, elle était devenue squelettique.
Alors, consciente de l'ampleur que le phénomène prenait, Thalie avait commencé à surveiller les repas de sa soeur. Laquelle n'y goûtait pas du tout. Les deux jeunes femmes s'étaient déjà pris la tête à ce sujet. Mais Thalie ne plierais pas. Alors Julie encaissait. Lentement, elle avalait son assiette. Thalie ne lui demandait pas de manger autant qu'avant. Juste de manger. Ses assiettes n'étaient jamais bien remplies, mais elles n'étaient pas vides. Même si ça devait prendre des heures, Julie avalait son assiette, sous le regard peiné de la seule personne au monde qui ne voulait pas la voir sombrer.
Avalant laborieusement la dernière feuille de chou, Julie reposa sa fourchette, puis se tapota les lèvres de sa serviette.
Laissant échapper un soupir éreinté, Thalie se leva. Cela faisait plus d'une heure qu'elle attendait que sa soeur finisse. Sans un mot, elle débarrassa la table tandis que Julie disparaissait dans les escaliers. Lentement, elle gagna l'étage, et s'engouffra dans la pièce à sa gauche. Sa chambre.
Mais au lieu de s'enchaîner à son bureau, elle alla à la fenêtre, ouverte, laissant la lumière et la chaleur de cette fin d'après-midi de mai envahir la pièce. Le vent, paresseux, caressa ses joues, accompagna la lente dégringolade des larmes qui crevaient ses yeux.
Julie n'était pas folle. Elle savait qu'elle devait manger. Pour rester en vie. Mais elle ne voulait pas vivre. Pas comme ça.
Certes, elle avait, un temps, suivi les conseils de Lamia, Evangéline et de la troisième fille dont elle avait oublié le nom. Mais elle avait vite arrêté. Cela, Thalie l'ignorait. Et Julie n'allait pas la détromper. C'était mieux comme ça.
La vérité, c'était qu'elle ne se supportait pas. La simple vue de son visage dans le miroir la dégoûtait. Plus elle se regardait, plus elle se haïssait. Elle avait envie de se griffer le visage, de détruire cette aberration. Elle se trouvait hideuse, alors elle empirait les choses. Elle prenait des ciseaux, et coupait de tout son saoul. Ses cheveux, ses sourcils, ses cils, elle coupait tout. Elle se détestait. Mais elle ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette vision. Elle se scrutait, détestait chaque once, chaque parcelle de ce visage qui était sien, ce visage joufflu, rondouillard, coloré. Alors elle baissait les yeux. Elle voyait ses doigts boudinés, ses bras ronds, son ventre. Et elle détestait ça aussi.
Alors elle ne mangeait plus.
Détournant la tête de la fenêtre, elle alla dans la salle de bains attenante à sa chambre. Et le double du miroir captura son attention.
Les joues creusées, les sourcils tailladés, les yeux soulignés de crevasses violacées, le coup aussi famélique que son visage, elle se haïssait encore plus comme ça.
Alors elle baissa les yeux.
Des mains hideuses, simples ossements colorés de chair, les veines bleutées ressortant atrocement. Des bras d'une maigreur terrible, eux aussi parcourus de rivières bleutées. Levant sa blouse dans laquelle elle flottait, elle compta ses côtes, qui striaient son côté de montagnes bosselées.
Attrapant un élastique, elle attacha ses cheveux en un chignon serré. Puis, comme un automate, s'accroupit devant la toilette.
Fatiguée de vivre, elle appuya deux doigts féroces dans le fond de sa gorge.
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Rattrapez-moi
Non-FictionL'adolescence est un âge difficile. Elle l'est encore plus, parce qu'on rend compte du regard des autres. Et on affronte le sien.