Lumière violette, étoiles mortes et cigarette.

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La nuit était fraiche. Le nez en l'air, je profitais. J'ignorais la pluie, heureux de savourer les gouttes fines qui ruisselaient sur mon visage. Tout dans cette allée marchande, pour moi, était nouveau. Les odeurs qui s'échappaient des rares échoppes encore ouvertes ou des restaurants qui jalonnaient la petite allée piétonne. Les sensations, de la minuscule bise qui câlinait mes joues ou de l'acier froid des rambardes sous mes doigts. Les bruits, ceux des klaxons ou des discussions rieuses et harmonieuses. Les lumières, tantôt violines ou bleu électrique selon le type de néon utilisé pour souligner les noms des magasins.

J'aimais cette ambiance très fort, d'ailleurs je me souviens que mes doigts me piquaient à force de me retenir d'empoigner mon carnet à dessin, les quelques crayons qui trainaient au fond de ma sacoche et de me mettre à tracer fiévreusement les lignes floues et colorées qui traversaient mon esprit en regardant le paysage aux alentours. Mais je voulais tout voir, tout enregistrer, tout stocker dans ma tête boulimique de beauté. J'étais incapable de me priver de toutes ces nouveautés en m'enfermant dans mon monde de papier.

J'ai été attiré par une ruelle sombre, moi qui pourtant adorais les lumières. J'y vouais un véritable culte, certain qu'elles faisaient toute la beauté d'un dessin. Mais ce noir, au milieu de cette explosion de vivacité, m'a fasciné. Alors, puisque je m'étais dit que mon premier jour dans cette ville devait être formidable et que je me donnais le droit de faire tout ce qui me plaisait, j'y suis entré.

J'ai avancé quelques mètres dans le noir en me demandant pourquoi j'étais entré ici. Mes yeux avaient du mal à s'habituer à la clarté laiteuse des étoiles après les flashs. Et puis j'ai vu que la ruelle débouchait sur une minuscule place, à peine assez grande pour contenir une fontaine en pierres usées et deux bancs de bois à la structure en acier torsadé. Je suis tombé tout de suite amoureux de l'eau qui clapotait doucement dans le bassin, des ombres projetées par les deux bancs vermoulus et de la lumière qui émanait du dernier appartement de l'immeuble d'en face.

Un violet translucide, un comme je n'en avait jamais vu. Autour de cette fenêtre, tous les rideaux étaient tirés ou les volets fermés, ce qui rendait cette couleur plus vive encore. Complétement fasciné par ce violet, je n'ai pas tout de suite remarqué ta silhouette qui s'y découpait. En fait, c'est toi qui m'a vu la première :

- Eh toi en bas !

Etonné, je t'ai cherchée partout avant de comprendre que tu étais là où mes yeux étaient déjà rivés. J'ai détaillé la courbe souple de tes épaules, celle de tes bras nonchalamment appuyés sur la rambarde de ton balcon, et les traits, durs par rapport à toute cette volupté, de la cigarette coincée entre ton index et ton majeur.

- Tu parles pas ?

Je t'ai regardée encore un instant. Aucun mot ne pouvaient dire ce que je voulais dire alors j'ai préféré me taire. La lumière translucide et ta grâce, féline, ne pouvaient pas se contenter de mots. Alors, plutôt que de balbutier, je t'ai regardée, déçu, écraser ta cigarette dans un cendrier accroché à la rambarde et te détourner pour rentrer.

Je me rappelle avoir attendu avec anxiété que tu reparaisse. Tu ne l'as pas fait. En revanche, tu es descendue de ton immeuble, et, bientôt, je n'étais plus seul sur la place. La lumière éclairait toujours la vieille fontaine. J'ai aperçu ton parapluie translucide en premier. Puis toi, une ombre sous l'éclairage de ton appartement. Tu t'es approchée du bassin de pierre. Tu t'y es assise. Et puis tu as tapoté le vide à côté de toi.

Je me suis dirigée vers ton parapluie. Mes boucles ruisselaient sur mon front mais je n'avais pas froid. Toi non plus. Tu voulais juste préserver le feu de la cigarette que tu venais de t'allumer. Tu as fouillé dans la poche de ta veste, en a sortit un paquet de Marlboro et en a tiré une pour moi. Tu me l'as tendue.

- Je fume pas.

- Ah ouais ?

Tu t'es tournée vers moi et tu m'as soufflé toute ta fumée. J'ai toussé, hilare. Je déteste l'odeur et le goût de la cigarette, mais avec toi, c'était différent. Tout était différent. Moi j'avais l'impression qu'on avait fait s'embraser la pluie avec l'étincelle au bout de ta cigarette, qu'il existait quelque part des violettes de la même couleur que l'éclairage de ton appartement et que c'était ton parapluie qui flamboyait. Alors que non, c'était juste toi. Tu vois, même de nuit et sous la pluie, tu flamboyais.

Je n'ai même pas détourné la tête, trop occupé à détailler les ombres qui sculptaient ton visage. Je me suis dit que j'aimerais le peindre, pour saisir la finesse de ton grain de peau et la texture de tes cheveux. T'as souri.

- T'es pas trop bavard. Camille Oryne. Toi ?

- Marin Salois.

- Salut, Marin Salois !

Tu t'es tournée vers moi, et pour la première fois tu m'as vraiment prêté attention. J'aurais dû être gêné, de sentir ton regard courir sur moi, me détailler, m'examiner. Mais il n'en était rien. Ici, avec toi, sous la pluie et la lumière violette, j'étais bien. Tu as plongé tes yeux dont je devinais pas la couleur dans les miens.

- T'es beau.

Surpris, j'ai eu un mouvement de recul.

- N'ai pas peur, j'vais pas te sauter dessus. J'aime bien dire des vérités, ça change de tout le mensonge dans lequel je vis tout le temps. Et c'est un fait, t'es beau.

T'as laissé s'enfuir une nouvelle bouffée de fumée qui s'est élevée dans l'air froid, léchant les bords de ton parapluie avant de s'en échapper pour rejoindre les étoiles. T'as suivi mon regard des yeux, et le tien aussi s'est perdu dans le ciel nuageux.

- Les étoiles sont mortes.

Une autre de tes vérités, mais une de celles avec lesquelles je ne suis qu'à moitié d'accord. J'y ai réfléchis une seconde.

- Ce ne sont pas des êtres vivants. Elles ne sont pas mortes. Seulement éteintes.

- Et "éteinte", c'est pas ce que t'utilise pour dire aux gamins que le chien est mort ?

- T'es une gamine ?

- Non.

T'as souri. La fumée s'est glissée entre tes lèvres. Elle a chatouillé ton nez. Et puis le vent l'a emporté jusqu'au mien et j'ai toussé. Tu m'a regardé. C'était aussi un de tes principes, regarder les gens beaux. Tu disais que la vie était trop courte pour qu'on s'empêche de profiter des belles choses. C'est amère, hein, que je te rappelle ça ?

Ta cigarette s'est éteinte. Une goutte de pluie ou parce que tu l'avais finie, j'en sais rien. Je fume pas. Alors tu l'as jetée dans l'eau derrière toi. J'ai grimacé, ai plongé ma main dans l'eau clapotante que j'avais tout de suite apprécié, ai attrapé le mégot, l'ai sorti du bassin de pierre et l'ai jeté au loin.

- Pourquoi t'as fait ça exactement ?

- Parce que l'eau est belle.

T'as hoché la tête. Puis t'as sorti un stylo de ta poche, t'as pris ma main et t'y a griffonné ton numéro de téléphone. La bille du stylo a froissé ma peau, c'était désagréable mais l'idée d'avoir un lien avec toi écrit sur ma peau m'a tant ravi que j'ai oublié la sensation.

Maintenant que je te raconte l'histoire de mon point de vue, je peux te confier quelque chose ? Jamais de ma vie je ne me suis comporté comme je le faisais avec toi, être si sûr de moi, si confiant. Les phrases, avec toi, me venaient toutes seules. Je n'y réfléchissais jamais. Elles glissaient sur ma langue, discrètes, comme si elles avaient toujours été là. Elles coulaient comme du miel, douces, elles soignaient les maux de gorge.

Je n'ai jamais été ce garçon que tu as vu, charmeur, aux mots bien pensés, avant de te rencontrer. Et tu ne sais pas combien de fois j'ai rêvé qu'il en soit de même pour toi, qu'il n'y ai qu'avec moi que tout soit si simple.

Mais c'était dans ton naturel, et tu me l'as prouvé ce soir là, une fois que tu as fini d'écrire, quand tu m'as laissé sans me dire au revoir. Les ombres t'ont avalées, t'es remontée dans ton immeuble et tu m'as laissé là, en bas, seul.

Tu m'as laissé seul, amèrement seul, et même les lumières ne m'ont pas consolé. J'ai mis ma main sur les chiffres d'encre. Et j'étais un peu moins seul.

Parapluie lumineuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant