LA ROUTE DE L'ESPAGNE

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À partir de ce jour, Benoît devint plus réservé, plus secret : il cessa de raconter des histoires aux copains de l'école (à leur grand regret, car ils essayèrent plusieurs fois de le relancer sur ses récits épiques de château souterrain), et décida aussi de ne jamais parler à quiconque de ce qu'il avait vu au fond de la piscine, parce qu'il voyait bien que personne ne le croirait, et que ses parents risquaient de refuser de l'emmener un jour au Château s'ils croyaient qu'il en faisait une obsession dangereuse. Il se dit qu'il n'avait qu'à attendre d'être grand pour gagner de l'argent, et il s'achèterait un cheval pour aller tout seul au Château.

Il repassa souvent en voiture devant la piscine, qui avait été fermée pour manque de sécurité suite à son accident, et il se demandait à chaque fois si le vieillard et son oubliette étaient toujours au fond, si cette piscine était vraiment un lieu de passage vers le Château. Malheureusement, il ne put jamais y retourner pour le vérifier. Le reste de son enfance passa dans un calme absolu : il ne fit jamais de vagues, jamais de caprices, jamais il n'eut de mauvais résultats à l'école. Il travailla toujours très bien, consacrant ses loisirs à la lecture, et ses parents furent toujours fiers de lui. Mais ils ne l'emmenèrent jamais en vacances au Château. Et ce fut l'un des grands regrets de son enfance, car il savait que s'il découvrait le Château seulement à l'âge adulte, ce serait différent, bien différent. Il sentait déjà, à quatorze ans, qu'il avait perdu quelque chose. À seize ans, il lut Don Quichotte, mais il n'aima pas. C'était aussi stupide qu'il l'avait imaginé quand il avait quatre ans.

Devenu adulte, Benoît Cordonnier commença par accumuler les petits boulots (comme tout le monde), non pour s'acheter un cheval comme il en avait rêvé étant petit, mais pour financer son grand projet : trois semaines de vacances pour voyager en Espagne et aller voir ce fameux Château de ses ancêtres dont son père lui avait tant parlé. Il eut bientôt de quoi s'acheter une voiture d'occasion et effectuer son voyage. Il venait souvent rendre visite à ses parents, et leur parla plusieurs fois de son projet, les invitant à venir avec lui. Sa mère haussait les épaules et retournait à son tricot en changeant de sujet. Il allait voir son père au jardin, mais celui-ci continuait à bêcher les parterres de fleurs ou à tailler les lilas, en disant qu'il aurait bien aimé, mais que c'était une longue route, et qu'ils commençaient à se faire vieux pour cela. Il souhaita tout de même bonne chance à Benoît, qui se mit en route au début de l'été.

La route vers l'Espagne était très longue en effet, mais la patience légendaire de Benoît Cordonnier lui faisait vaincre les kilomètres et les heures les uns après les autres, sans grande difficulté. Il traversa d'innombrables petits villages calmes et ensoleillés, où de braves gens lui indiquèrent qu'il était sur le bon chemin, et qu'il fallait continuer toujours tout droit. Une fois pourtant, un vieil homme lui dit de tourner à gauche et l'envoya dans la mauvaise direction, ce qui lui fit perdre presque une heure. Il roula longtemps sans se décourager, mais au bout d'un moment le soleil se mit à décliner, et il commença à s'inquiéter un peu de ne pas encore arriver aux portes de l'Espagne, qui devait être pourtant à moins d'une journée de route.

Un peu plus tard, comme le soleil se couchait sur l'autoroute, il entendit soudain un grand bruit inhabituel dans le moteur, et sa voiture s'arrêta. Il était en panne. Normal, se dit-il : après tout, la voiture était déjà vieille, et n'avait probablement jamais fait autant de route en une seule fois. Hélas, Benoît n'étant pas mécanicien, cela signifiait qu'il allait être bloqué là un bon bout de temps. Fort heureusement, un automobiliste sympathique et plus compétent accepta de s'arrêter et de le dépanner : ils discutèrent ensuite un peu, et lorsque Benoît se remit en route, il faisait nuit. Patient, mais tout de même fatigué par sa journée au volant, il décida de faire escale à la première auberge qu'il rencontrerait. L'auberge tarda à se montrer, et il manqua plusieurs fois de s'assoupir au volant avant de l'atteindre finalement. Tombant sur son lit comme un chêne qu'on abat, il sombra dans un sommeil de plomb.

Le Château en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant