LES PHOTOS

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Et Sophie posait toujours des questions judicieuses, même si elle disait souvent qu'elle serait heureuse d'aller voir le Château avec lui un jour. En bref, elle semblait aimer et accepter le Château comme une partie de lui-même, mais sans lui reconnaître d'existence propre. Et c'était cela qui énervait le plus Benoît Cordonnier, tandis qu'il mettait sous pli des lettres de rappel et qu'il tapait des bilans de situation hebdomadaires dans son bureau. Car, de toute manière, il n'avait jamais pu soutirer à ses parents l'adresse exacte du Château, ils avaient seulement pu lui dire qu'il se trouvait quelque part entre le plateau de la Manche et Saragosse, ce qui n'ajoutait guère d'eau à son moulin.

C'était avec ces vagues renseignements qu'il s'était lancé dans son fameux voyage manqué en Espagne, et quelques années plus tard, il lui était encore bien difficile de donner à Sophie des détails concrets à ce sujet. Mais il n'abandonna pas, au contraire : il continuait à chercher des moyens de vérifier l'existence du Château, tenant un carnet de notes dans lequel il inscrivait toutes les informations dont il disposait, ainsi que toutes ses propres suppositions, hypothèses et théories. Le carnet s'étendit bien vite à un second carnet, puis à un cahier, qui se multiplia bientôt en plusieurs volumes. Quoique patient, il commençait à se désespérer lorsqu'un beau jour, un couple d'amis leur annonça qu'ils allaient passer deux semaines de vacances en Espagne. Benoît sauta sur l'occasion et leur demanda de se rendre dans la Manche (il leur donna un plan assez précis basé sur ses propres suppositions et recherches) et de prendre en photo le Château qu'ils y verraient.

Ils y allèrent et trouvèrent bel et bien un château, mais les photos qu'ils lui ramenèrent étaient troubles, certaines étaient même voilées, et on n'y apercevait le Château que de loin. Sur l'une d'entre elles, il ressemblait à une ruine. Benoît fut profondément inquiété par ces photos, pas vraiment déçu, mais plutôt il se sentait responsable de quelque chose, il craignait que son Château ne fût bel et bien en ruines (même si sur d'autres photos il avait encore l'air en très bon état), et pendant les mois qui suivirent son sommeil fut agité.

Il faisait souvent le même rêve, un rêve qu'il avait souvent fait étant petit, dans lequel il errait dans la maison vide de ses parents, comme s'ils étaient morts ou en vacances quelque part sans lui, et il cherchait dans la maison un passage secret dont il connaissait l'existence, mais pas l'endroit exact, et qui menait vers le Château. Il fouillait derrière le canapé, auscultait la cheminée, tâtait les murs de l'escalier, se faufilait derrière l'armoire de la chambre, sachant que derrière l'un de ces objets tout à fait quotidiens se trouverait le couloir secret, la porte de l'inconnu. Dans certains rêves, il trouvait bien un passage, mais qui l'emmenait dans une autre pièce de la maison, ou dans une pièce qu'il ne connaissait pas, mais qui faisait toujours partie de la maison, pas du Château.

Plusieurs fois au cours de leur vie, ils envoyèrent des amis qui partaient en vacances en Espagne photographier le site du Château, mais ces photos ne lui apportèrent jamais la tranquillité. Les photos prises à différents moments par des amis différents semblaient montrer des châteaux différents, toujours de loin, et plusieurs d'entre elles montraient des choses tout à fait autres, comme des villages sur des collines, des églises abandonnées ou des tours isolées un peu mystérieuses. Cependant, quand il les questionnait, ils lui assuraient que toutes les photos montraient bien le même château. Seulement, ils l'avaient photographié depuis leur voiture, sur la route, parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de s'arrêter, ou alors on leur avait interdit de s'approcher parce que c'était une propriété privée, bref, il était toujours impossible de prendre une photo à moins de cent mètres du Château. Presque toutes demeuraient lointaines et brumeuses, comme si le Château n'était qu'un mirage vaporeux.

Néanmoins, Benoît incluait soigneusement toutes ces photos dans ses volumes de notes, qui couvraient maintenant bien plus de vingt cahiers, et auxquels il travaillait dès qu'il avait une heure de loisir. Sur certaines images le Château semblait médiéval, sur d'autres il paraissait assez récent, ici il avait l'air en ruines, là il avait dû être restauré, sur telle photo il avait une seule tour, sur telle autre il en avait deux ou trois, il était couleur ocre ou sable sur celle-ci, granit ou calcaire sur celle-là, impossible de se faire une idée précise.

Mais ce qui inquiétait le plus Benoît Cordonnier, c'était que sur certaines photos, il semblait y avoir du monde au Château. Une demi-douzaine de photos montraient des gens debout au pied des murailles, alors que l'on avait défendu à ses amis d'approcher. Sur deux ou trois autres, il lui semblait aussi apercevoir des silhouettes sur les murailles ou au sommet des tours, et deux photos au moins, prises le soir, montraient clairement des fenêtres allumées. Visiteurs, fantômes, pillards ? Ou un personnel d'entretien dont il n'eût jamais entendu parler ? Toutes ces questions tourmentaient en permanence Benoît Cordonnier, et il continuait d'économiser, pour pouvoir emmener un jour sa petite famille en vacances là-bas, et leur montrer.

Le Château en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant