LE CHÂTEAU (fin)

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Dans la torpeur du dimanche après-midi, assis dans son fauteuil, Benoît se remémorait d'étranges choses qu'il pensait avoir oubliées. Il se souvenait, par exemple, des papillons bleus qui se posaient sur le myrtillier au fond du jardin, près de la clôture, et qu'il ne réussissait jamais à attraper. Il se souvenait aussi des fêtes foraines auxquelles ses parents l'emmenaient quand il était petit, et il se rappelait ce que son père lui avait dit sur les ballons gonflés à l'hélium.À chaque fois qu'un enfant lâche son ballon et qu'on le voit s'élever dans les airs, avait-il dit, le ballon monte et passe derrière les nuages, qui sont un peu comme les autoroutes du ciel. Là, il se laisse porter par le vent et retrouve d'autres ballons, que d'autres enfants ont lâchés dans d'autres endroits du monde, et tous ensemble, les ballons descendent en Espagne, jusque dans la cour du Château où ils atterrissent. Et là, ils attendent. Ils attendent le jour où un prince, ou un chevalier, ou peut-être un enfant, ouvrira les portes du Château et viendra les ramasser. Et lorsqu'il les retrouvera, il les gardera avec lui, il ne les lâchera plus. C'était ce que lui racontait son père, quand il avait cinq ou six ans. Ou peut-être pas exactement, c'était peut-être lui qui inventait certains détails. Mais il se rappelait bien comment, à cet âge-là, il avait passé des après-midi entières à rêver au jour où il entrerait enfin au Château, et découvrirait, par terre dans la cour intérieure, des centaines, des milliers de ballons de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Il passa encore quelques années paisibles avec Sophie dans leur petit pavillon de campagne. Lorsqu'il fut très vieux, il tomba malade et il fallut l'emmener, une dernière fois, à l'hôpital. Il laissa derrière lui, un peu partout dans la maison, plus d'une centaine de volumes de notes, de photos, d'espoirs et de regrets. Allongé dans son lit à l'hôpital, il reçut de nombreuses visites de son fils et de sa belle-fille, d'anciens collègues, d'amis. Sophie restait avec lui presque jour et nuit. De temps en temps, il restait seul, et il regardait le plafond. Un soir, comme il fixait l'auréole vert pâle de la lampe au-dessus de lui, elle sembla se mettre à tourner légèrement sur elle-même, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Peu à peu, l'auréole prit de la profondeur et se transforma en un petit tunnel qui s'enfonçait dans le plafond. Il fit un terrible effort et parvint à se lever. Il scruta le petit tunnel, qui ressemblait plutôt à un siphon. Et tout en haut, de l'autre côté, dans le cercle du tunnel, il vit très clairement un petit garçon qui le regardait à travers une grille. Il mit ses mains autour de sa bouche pour l'appeler, mais quelque chose semblait s'être cassé dans sa gorge. Il vit le petit garçon arracher la grille et passer la tête dans le siphon, comme pour ramper vers lui. Puis la lumière de la lampe revint brusquement, blanche, aveuglante, terrible comme le soleil d'Espagne. Il retomba sur le lit, sans connaissance.

C'est le soir où Benoît meurt. Sophie est assise à côté de lui, elle lui parle mais il n'arrive pas à répondre. Il sent un léger tremblement, quelque part dans la pièce, peut-être dans le sol. Et soudain, son lit remue, s'agite, se lève et se transforme en cheval. Sophie n'a rien remarqué, heureusement pense-t-il, qu'est-ce qu'elle irait encore s'imaginer. Lentement, noblement, son cheval le soulève et l'emmène avec lui. Ils sortent de la chambre, où Sophie semble s'assoupir un instant. Ils traversent les couloirs de l'hôpital, puis quelques rues, puis quelques autoroutes, puis une ou deux montagnes, et ils arrivent sur les plaines désolées de la Manche, par un ciel gris-vert, qui n'est ni le jour ni la nuit, et ils traversent le plateau aride comme au ralenti, comme au fond d'une piscine, à travers un vent tiède qui semble murmurer. Et partout autour d'eux, ils voient d'autres figures fantomatiques qui errent çà et là, sur leurs chevaux, d'autres âmes en peine qui arpentent la plaine abandonnée. Car eux aussi, ils ont eu toute leur vie un Château en Espagne, qu'ils ont construit chaque jour de leur vie, parfois en pleurant, parfois en se fâchant, mais sans jamais cesser d'y croire. Chaque jour de leur vie, ils ont ajouté une pierre au Château, sans jamais pouvoir le rejoindre vraiment. Benoît ne sait pas vraiment qui ils sont, mais il est heureux de les voir, et il sent qu'il a sa place parmi eux.

Et il rejoint avec eux le Château, où ils ne peuvent entrer, mais autour duquel erre avec eux celui qui est leur père, leur général à tous, celui qui avec eux protège le Château et empêche qu'il disparaisse, celui qui chevauche Rossinante.

Le Château en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant