Ce matin-là, monsieur Dupont troqua son chapeau melon contre une casquette. Celle de livreur.
Il était perplexe. Le point noir au centre de la toile avait encore grossi. Il en était sûr. ça n'était plus arrivé depuis l'affaire Merah. Celle qui avait tant défrayé la chronique.
Ce pouvait-il qu'il soit frappé de somnambulisme et que sans s'en rendre compte il gribouille sur la toile? Il faudrait qu'il pense à consulter, un de ces jours!
Il engagea sa fourgonnette rue Nicolas Appert, direction les bureaux de la rédaction. Il gara son véhicule à l'emplacement qui lui était réservé. Une tâche qu'il accomplissait tous les jours. Même le dimanche.
Il se présenta à l'accueil. Fanny l'attendait une tasse de café à la main.
- Tiens Max, voilà ta tasse. Dépêche-toi! Tu es en retard ce matin.
Les embouteillages, toujours... A quand une ville sans voitures.
Fanny pressa un petit bouton rond, entièrement noir et annonça l'arrivée imminente de Max.
Monsieur Dupont grimpa les escaliers quatre à quatre, ignorant l'ascenseur. Il croisa dans le couloir Franck, le policier chargé de la protection rapprochée du "boss". Depuis deux ans maintenant, le directeur de la publication bénéficiait d'un garde du corps.
Il frappa discrètement à la porte avant d'entrer. La conférence de rédaction venait de commencer. Il salua un à un tous ces visages familiers. Ils étaient la famille qu'il n'avait jamais eu.
Ils rigolaient de bon coeur, jetaient au centre de la table leurs papiers remplis de croquis. Lisaient à voix hautes les titres des articles, confrontaient, approuvaient, tournaient en dérision certains dessins. Ce jour-là, c'était la fête à Honoré. Il en prenait plein la tête. Mais toujours dans la bonne humeur. Seul Tignous, assis dans un coin de table, ne pipait mot. Occupé qu'il était à faire naître un Mahomet enrubanné sous son crayon.
Une grande corde traversait la pièce et au fur et à mesure que les unes étaient validées on venait les accrocher à l'aide d'une pince à linge.
Le "boss", comme ils l'appelaient vint vers monsieur Dupont. L'air soucieux.
- Nous avons un problème avec les rotatives. Charge les derniers exemplaires à livrer. Antonio vient avec toi. Il doit se rendre à un enterrement. Tu le déposeras à l'imprimerie. Et tu diras à ces gus que je passerai plus tard.
Monsieur Dupont descendit au sous-sol pour charger les exemplaires édités. Il croisa Frédéric, chargé de la maintenance dans l'immeuble. Il lui indiqua une pile au fond de la réserve. ça ne pesait pas lourd. Décidément, le journal traversait une passe difficile. Manquerait plus qu'ils mettent la clé sous la porte.
Monsieur Dupont eut un pincement au coeur à l'idée de perdre sa famille.
Il attendit l'arrivée d'Antonio, solidement assis au volant de sa camionnette. Passant en boucle son "vieux" CD de Véronique Sanson. Il écoutait la chanson qui ouvrait le spectacle au Bataclan. Dix ans, déjà...
A onze heures vingt-cinq il démarra. Quelques mètres plus loin, il se força à sourire à un policier, gardien de la paix, qui effectuait sa ronde.
Monsieur Dupont avait omis de boucler sa ceinture de sécurité.
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Il rentra juste à temps ce soir-là, pour entendre le journal de vingt heures. Il ne prit pas la peine de vérifier si le point noir avait encore grandi.
Il atteignait désormais la taille d'une balle de tennis.
07/01/15
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