12 Avril 1948
La porte s'ouvre, grinçant légèrement, comme à son habitude. Une petite femme brune aux énormes lunettes retient son souffle. Elle replace l'immense pile de dossiers dans ses bras et avance à pas de loup sur le vieux plancher. Elle s'apprête à déposer la montagne de feuilles volantes sur le bureau quand...
« - En retard Mademoiselle Lancret.
Prise sur le fait. Irène Lancret se mit à bégayer, peinant à retrouver l'excuse de son retard.
« - Je... Je... Désolée Mademoiselle Beauvais, la poignée de la porte s'est encore bloquée et...
- Vous devriez savoir qu'un retard n'est pas le bienvenu à peine une semaine après l'embauche.
- Je sais. Pardonnez-moi, ça n'arrivera plus. »
Irène s'éloigna vers la vieille cafetière en jetant un rapide coup d'œil à son employeuse.
Jeanne Beauvais était jeune, presque trop pour le métier qu'elle exerçait. Enquêtrice lorsqu'on n'a même pas la trentaine, cela est rare.
Elle aurait pu être une très belle femme, très mince aux cheveux blonds, mais elle dégageait quelque chose de très fort, une autorité presque masculine, et ne se conformait pas à la mode féminine, préférant pantalons à la coupe droite et chignons lâches.
Sans même lever les yeux de sa machine à écrire, qui cliquetait sauvagement, elle lança à sa secrétaire :
« - A votre place, je laisserais tomber l'idée d'une tasse de café, j'ai reçu une lettre d'une amie de ma mère, concernant le mariage de sa fille, Suzanne. Elle précise dans la lettre que la future mariée deviendrait folle et qu'elle a besoin de soutien. Quelque chose me dit que cette histoire n'est pas claire. Faites vos bagages, nous partons dans une heure. Rendez-vous gare de Lyon à dix heures. »
La main près de la cafetière retomba mollement, suivie d'un soupir de profonde exaspération.
Jeanne profita du trajet pour réfléchir, nullement gênée par les cahots du train, ni par les soupirs d'une Irène endormie sur la banquette en face d'elle.
Elle lisait et relisait la lettre de Marianne Vitassier. Comment Suzanne, avec qui elle avait grandi, pouvait-elle être accusée de folie, voire de démence ? Elle qui avait toujours été si posée, si attachée aux bonnes mœurs...
Jeanne laissa retomber la lettre sur ses genoux et se tourna vers la vitre à sa gauche. Décidément, quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire, vraiment pas. Et elle était bien décidée à trouver quoi.
L'accueil que les deux femmes reçurent à leur arrivée au manoir fut à l'image de sa propriétaire : franc et chaleureux.
Mme Vitassier étreignit Jeanne avec un grand sourire mais ses yeux exprimaient un soulagement non feint. Elle profita de la traversée du hall d'entrée pour décrire la situation avec une grande agitation.
« - Suzanne n'est dans cet état que depuis trois mois, jamais elle n'avait fait cela avant et je ne sais plus quoi faire pour la préserver. Heureusement Frédéric est un amour ! Il a tout de même tenu à maintenir le mariage et il la soutient chaque jour... De surcroît c'est un brillant docteur en pharmacie. Bel homme et bel esprit... »
Arrivées au salon, Jeanne eût un choc. Suzanne avait bien plus changé qu'elle ne l'aurait imaginé en seulement trois ans. Elle paraissait si frêle, si fragile, presque squelettique. Son teint était gris et elle avait les yeux creusés. Quant à ses cheveux d'un roux si flamboyant autrefois, ils avaient pris une teinte terne. Elle n'avait absolument plus rien de la jeune fille éclatante de vie qu'elle avait connue auparavant.
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L'Affaire Vitassier et autres nouvelles
Historia CortaJeanne Beauvais, enquêtrice parisienne, reçoit une mystérieuse lettre annonçant le mariage d'une amie d'enfance qui sombrerait lentement dans la folie. Flairant le coup monté, Jeanne se rend au manoir des Vitassier, accompagnée d'Irène, sa secrétair...