« Elle » vient de se connecter

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Nous sommes serrés dans ce restaurant bondé et pourtant, je ne vois qu'elle au milieu de tous ces gens. Elle est assise en face de moi, nous dînons depuis presque une heure ensemble et je ne peux m'empêcher de la regarder toutes les deux secondes. Elle est si belle avec ce pull bleu qui s'accorde parfaitement avec ses yeux azurs. Sa face rieuse semble s'éclairer à chacune de mes phrases. C'est mon petit soleil personnel ; elle me tient chaud et me fait briller.

Cela ne fait que deux jours que nous nous connaissons « pour de vrai », rencontre organisée après avoir passé presque trois mois à dialoguer ensemble sur Internet grâce à l'une de ses messageries instantanées très répandues. C'était l'amie d'une amie d'un ami que j'avais vue une ou deux fois lors de soirées et j'avais obtenu par hasard son adresse électronique.

Nous avons donc commencé par nous échanger des banalités, des blagues, des taquineries sans importance avant d'embrayer au fil des semaines sur des conversations un peu plus sérieuses dans lesquelles elle m'éblouissait par son humour et la pertinence de ses pensées.

Je ne vivais presque plus que pour avoir l'opportunité de voir ces cinq petits mots s'afficher dans le bas de mon écran : « Anna vient de se connecter ». Nous passions alors nos jours et nos nuits à parler de tout et de rien, de nos vies, de nos problèmes, de nos petites victoires quotidiennes sur ce monde qui nous avait pris en grippe, nous échangeant des photos, des musiques, ce qui nous déterminait le mieux en fait quitte à forcer parfois un peu le trait. Nous étions devenus des confidents, sécurisés par le confort de la voûte Internet, bien cachés derrière notre écran.

Le problème de ces confessions est le manque de discernement de l'outil informatique face à ce que l'on écrit. La meilleure méthode pour se faire comprendre dans ces messageries instantanées est encore de tout dire au premier degré. Adieu ironie et sous-entendus qui passent mal et peuvent entraîner des malentendus qui ne nous ont heureusement jamais empêchés de refaire le monde à notre façon.

Pour tout vous dire, je me serais bien contenté de cette relation purement platonique pour plusieurs raisons. Tout d'abord, cette fille était un canon alors que je n'étais qu'un mec de seconde, voire troisième zone d'où le manque de planètes communes entre nos deux galaxies. Et puis je trouvais notre relation très épanouissante telle qu'elle était, même si je me prenais parfois à rêver que cela aille plus loin lors de courts instants d'égarement.

Je suis quelqu'un d'assez compliqué à comprendre mais très cohérent dans ses démarches. La solitude m'inspire - ce qui est plutôt utile dans mon métier d'écrivain d'histoires à l'eau de rose dont je vis très bien, merci - mais une vie à deux m'attire de temps à autres et me pousse à me donner à fond dans une relation. Et puis je me mets à repenser qu'être seul est préférable avant de retomber à nouveau dans l'espérance d'une vie plus... « Plus » quoi d'ailleurs ? Sensée ? Intense ? Je serai tenté de dire « plus mieux » mais ce n'est pas très français, alors je me contenterai d'une « vie meilleure ».

Il y a vraiment beaucoup de monde dans ce restaurant, mais je ne le remarque plus. Je me suis arraché de la contemplation de son visage parfait parce que quelque chose sonne faux dans la symphonie de notre relation. Je vois au regard d'Anna qu'elle l'a remarqué aussi, tout comme elle remarque que je m'en suis également aperçu. Elle plisse les yeux et des larmes commencent à couler le long de son visage tandis que Norah Jones entonne les premières paroles de « The long day is over ».

Quand je disais que la solitude m'inspirait, je n'étais pas loin de la vérité. Comme j'aimais le dire à Anna, « je préfère écrire nos aventures au jour le jour plutôt que de continuer à inventer celles de mes personnages de papier ». Mon éditeur me réclamait des textes que je ne pouvais lui donner, bien trop occupé que j'étais à prévoir les rebondissements de notre histoire d'amour atypique que - chose rare - elle a initiée.

12 courtes histoires d'amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant