Je suis le rêve d'un vieillard blanc, rêve troublé par l'éclat de la lune qui s'éveille au couchant.
Je suis le rêve d'un vieillard blanc, vapeur et relent d'une vie macérée dans l'alcool.
Je suis le rêve d'un vieillard blanc, rêve d'un dormeur nageant vers la surface d'un songe-océan.
Je repose dans mon lit. Etendu dans un demi-sommeil, sale et gras d'une longue obscurité, la barbe dure, roussie d'un siècle de sommeil, hérissée plus que la bogue des châtaignes. Mon ventre, lourd de vins et de graisses, pèse à côté de moi comme une bête tapie. Je la flatte tandis qu'elle fouit dans mes côtes et déchire mon foie.
Je suis le rêve d'un vieillard blanc, fantôme dont les mots sifflent et résonnent contre les parois de ma tête, ainsi qu'un vent d'hiver secoue une baraque en bois.
Je suis le rêve d'un vieillard blanc, je ressens mes os, secs, plus cassants qu'un roseau sans pluie. Ma peau est hâve, anhydre, racornie malgré la touffeur de ma couche. Je la sens qui craquèle sous l'étirement de mes membres, et cet aiguillon me ramène un peu à la conscience de moi.
Je m'éveille ainsi, douloureusement, après mille ans de nuit, et découvre mon corps moite, puant, couvert de fèces et d'urines (quoique je ne me souvienne pas m'être nourri ou avoir bu avant mon grand sommeil).
Je suis le rêve d'un vieillard blanc, qui appartient au crépuscule. Mon réveil prend un temps infini. Je peine à me souvenir de ma vie d'avant.
Enfant, n'avais-je pas connu les heures longues de solitude et d'ennui qui font l'œil profond, le geste lent ?
L'esprit accoutumé à d'autres latitudes, n'avais-je pas été, moi aussi, sauvage, cruel et charmant ? Les branches refermées des haies à larges feuilles, humides sous les troncs, dont le duvet jauni embaumait notre peau, faisaient une cachette à l'épreuve des jeux.
Là, à l'abri de tout, j'avais mangé la terre lourde de vieilles racines, à pleines feuilles séchées de matières automnales, et des insectes annelés partageaient mon festin.
Et maintenant, après mille ans de nuit, je redécouvre mon corps puant et moite. Dans le reflet d'un miroir au-dessus du lit (ou bien est-ce contre le mur ? Mon corps n'a pas recouvré pleinement le sens des dimensions), je découvre ma peau, mes dents, mes ongles, ma barbe.
Ma peau est noire, mes dents sont grises, mes ongles jaunes, ma barbe est rousse, mes yeux sont pers. Il me revient alors, que je suis père de toutes choses et de toute humanité.
Homme-Dieu parvenu aux confins des temps, je sais désormais que ma vie, tenue pour un temps entre quatre murs, s'étire en des siècles infinis où d'autres dieux abondent. Ignorant les limites de l'espace et du temps, perdu dans l'estuaire de la mort, où morts et vivants se parlent librement, où rien ne commence ni ne s'achève, où les vieillards ont des têtes d'enfants, où les hommes dans la douleur enfantent. Je me souviens d'une saison qui fut un songe à l'éclosion des mondes.
Homme-Dieu parvenu aux confins des temps, je sais, je rassemble mes forces. Un chuchotement bourdonne à mes oreilles. « Vieillard, étends tes membres, il est temps. Reviens vers moi, je te pardonne. Il est temps pour une nouvelle aube, une seconde jeunesse. Réjouis-toi vieillard à nouveau je t'appelle, pour effacer tes fautes, pour qu'à nouveau tu chantes! Souviens-toi.
Tes dents sont grises des crêpes de manioc que mangent les enfants des Grands-Fonds.
Ta peau est noire des bouffées de mauvais tabac qu'aspirent les joueurs du bar, en bas, qui furent un jour tes compagnons.
Ta barbe est rousse des fumées qu'exhalent les chalumeaux de Seelampur et de Nawabpurna.
Tes yeux sont couleur mer, souvenir des noyés de Lesbos.
Alors ressaisis-toi vieillard, sois-digne de l'appel.
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Pêcheur de sable et autres histoires
PoetryContient : un vieillard s'éveille d'une longue nuit, des souvenirs très anciens lui reviennent, un jeune homme, qui gagne sa vie en draguant le Niger, adresse un message à sa sœur partie en Europe, un autre raconte sa fuite loin de son village natal...