Dans un des nombreux châteaux qui s’élevaient naguère sur le littoral de l’Adriatique, vivait la fille d’un doge de Venise. Elle avait eu pour marraine une Vila (fée) des montagnes qui l’avait comblée des dons les plus précieux. Elle l’avait dotée d’une beauté merveilleuse ; elle lui avait promis qu’elle aurait en mariage le plus beau et le plus noble de tous les hommes.
La dogaresse, de son côté, avait fait tout son possible pour que sa fille n’oubliât jamais cette prédiction. Elle avait mis dans la chambre de Zora (ainsi s’appelait la jeune personne) deux pinsons en cage et les avait dressés à répéter une petite chanson qui comparait Zora au soleil, à la lune, à tous les astres possibles, et déclarait qu’elle devait choisir un mari aussi beau parmi les hommes qu’elle l’était elle-même parmi les femmes.
En effet, à l’âge de dix-huit ans, Zora était bien la plus admirable et la plus spirituelle de toutes les créatures. Son père lui donnait en dot d’immenses trésors d’or et d’argent, plus les deux îles de Chypre et de Rhodes avec leurs ports, leurs forteresses, leurs magasins remplis de marchandises, leurs innombrables vaisseaux. Assurément, Zora ne devait pas manquer de prétendants ; ils ne tardèrent point à arriver en foule.
Le premier qui se présenta fut un fils d’empereur ; il venait du côté de Stamboul ; il était beau comme une statue qui sort des mains du sculpteur. C’était d’ailleurs un héros renommé qui, dans cent batailles, avait défait les Turcs, ces grands ennemis de la chrétienté. Il apportait au doge et à la dogaresse des présents magnifiques en or massif, en pierreries ; il déposa aux pieds de Zora des perles d’une grosseur inouïe ; il les avait naguère arrachées au turban d’un sultan d’Arabie qu’il avait tué dans un duel. Certes, toute demoiselle se fût estimée heureuse de devenir la femme d’un tel époux.
Mais Zora jeta à peine sur lui un coup d’œil dédaigneux ; elle ne l’estima même point digne d’être traité avec courtoisie ; elle lui fit dire par une de ses servantes de vouloir bien se retirer, qu’elle n’entendait point épouser un personnage si laid et si insignifiant.
Après avoir repoussé ce noble prétendant, elle courut dans la forêt, se mit à sangloter et appela la Vila, sa marraine.
— Que veux-tu, ma filleule, demanda la Vila qui apparut tout à coup portant un voile brodé d’or et rempli de roses blanches ? Qu’as-tu, mon petit cœur, à gémir ainsi ?
— Ce que j’ai, ce que je veux ? Tu me le demandes ? Comment, ne m’avais-tu pas promis pour époux le plus beau et le plus noble prince de la terre ? Et maintenant que le moment de me marier est venu, tu m’envoies de Stamboul je ne sais quel fils d’empereur, un soldat stupide, un batailleur grossier qui se vante d’avoir tué des cents et des mille, qui n’a à offrir à mes parents que de l’or et des pierreries, les choses les plus communes du monde, et ose m’offrir à moi des perles
enlevées au turban d’un sultan qu’il a tué lui-même. Si du moins il était beau ; mais non, il a un nez arrondi et pointu comme un quartier de lune. Je frissonne à l’idée qu’un monstre aussi laid pourrait être mon époux. Est-ce ainsi que tu tiens ta parole ?
— Sans doute, ma chère filleule. Le fils de l’empereur de Stamboul est réellement le plus beau et le plus noble des hommes. Enfin, s’il ne te plaît pas, renvoie-le.
— Je n’ai pas attendu ton conseil, interrompit Zora. Je savais ce que j’avais à faire avec cet importun. J’ai bien su lui montrer la porte.
— Qu’il soit fait comme il te plaira, reprit la Vila en croisant les bras ; mes intentions étaient bonnes. Je n’ai pas trouvé, paraît-il, ce que tu désirais. Prends patience, je tâcherai de t’envoyer un autre soupirant. Je regrette seulement ces roses blanches que j’avais déjà préparées pour ta couronne nuptiale et qui vont se flétrir.
— Qu’importe, répartit Zora. Je ne suis pas si pressée ; et j’attendrai plutôt dix années que d’épouser ce soudard avec son nez crochu.
Elle s’en alla et la Vila disparut dans les profondeurs de la forêt.
Quand la jeune fille revint au château, elle apprit que le fils de l’empereur était déjà reparti ; mais, comme il ne voulait pas être venu pour rien, il s’était fiancé à l’instant même avec la servante qui avait été chargée de lui signifier son congé et il était retourné à Stamboul.
II
Peu de temps après, un autre prétendant se présenta au château.
C’était le fils d’un roi de Caramanie ; il était beau, élégant : un peintre n’eût pu tracer figure plus intéressante. C’était en outre un savant et un poète renommé. Il apportait aux parents des présents magnifiques en argent massif ; il déposa aux pieds de la belle Zora une couronne de lauriers qui lui avait naguère été décernée dans un grand concours de poésie.
Zora lui jeta à peine un regard dédaigneux, lui tourna le dos et lui fit dire par une servante de s’en aller à l’instant. Il était inutile qu’il se présentât devant ses parents. Jamais elle n’accepterait pour époux un pareil monstre.
Après ce congé bien signifié, elle fondit en larmes, courut dans le bois et appela la Vila.
— Qu’as-tu, ma chère filleule ? lui cria sa marraine.
Et elle apparut à ses yeux portant un voile brodé d’argent plein de roses rouges.
— Pourquoi pleures-tu ?
— Pourquoi je pleure ? Tu m’as d’abord envoyé un soldat avec un nez crochu comme un quartier de lune et maintenant, malheureuse, qui m’envoies-tu pour le remplacer ? Un pédant, un rimailleur qui ne connaît rien que ses livres, qui n’a que de l’argent à offrir à mes parents et pour moi qu’un brin de laurier dont on assaisonne les ragoûts. Et son visage ! Il a non-seulement le nez crochu, mais aussi la barbe pointue comme une pioche. Moi, être la femme d’un pareil monstre ? Est-ce ainsi que tu tiens ta parole ?
— Sans doute, mon enfant, répondit la Vila. Le fils du roi de Caramanie est actuellement le plus beau et le plus galant cavalier de la terre. J’ai tenu ma parole. Au reste, s’il ne te plaît pas, tu peux le renvoyer.
— C’est ce que j’ai déjà fait.
— Fort bien. Il ne faut pas forcer ton inclination. Je t’en enverrai un autre qui, sans doute, trouvera grâce auprès de toi. Je regrette seulement ces belles roses que j’avais cueillies pour ta couronne nuptiale et qui maintenant vont se flétrir.
— Qu’importe ! s’écria Zora. Plutôt que d’épouser un pareil pédant, j’aimerais mieux rester encore vingt ans fille.
Elle dit et s’en alla. La Vila disparut dans les profondeurs de la forêt.
Quand Zora revint au château, elle apprit que le fils du roi de Caramanie était déjà reparti, pas seul cependant. Dans son dépit de se voir ainsi repoussé, il avait épousé, à l’instant même, la servante qui avait été chargée de lui signifier son congé et il l’avait emportée sur son cheval noir.
III
La beauté, la puissance attirent toujours des prétendants. Un nouveau ne tarda pas à se présenter. C’était le fils d’un prince de Milan ; il était assez beau garçon et fort agréable. Il avait pendant de longues années voyagé sur terre et sur mer, visité les cours des souverains ; il racontait ses voyages de la façon la plus intéressante. Il était l’orgueil de sa principauté et on l’estimait chez les rois. Il apportait au doge et à la dogaresse des présents en ivoire et en ébène, et à leur fille un perroquet d’une beauté merveilleuse qu’il avait pris peu de temps auparavant dans une forêt de l’Orient.
Mais la fille du doge, dès qu’elle l’aperçut par la fenêtre, ne voulut même pas le regarder. Elle ferma la fenêtre si violemment que les carreaux éclatèrent ; elle lui fit dire de s’en aller immédiatement ; s’il avait pris la peine de se regarder dans un miroir, il devait comprendre qu’il n’était point digne d’épouser une pareille beauté.
Là-dessus Zora courut de nouveau dans le bois en poussant des cris de rage. La Vila apparut. Elle tenait dans la main une corbeille pleine de bluets.
— Que me veut encore ma filleule ? demanda-t-elle.
— Ce que je veux ? Te moques-tu donc de moi, pour m’envoyer une espèce de vagabond ; je ne veux parler ni de son nez ni de sa barbe ; mais il a deux dents qu’on ne saurait comparer qu’aux défenses d’un sanglier. Il n’est que fils de prince ; il n’est bon qu’à raconter des voyages en des pays où jamais honnête homme n’a mis les pieds ; il n’a rien à offrir à mes parents que des morceaux d’os et de bois noirci, et à moi, il m’apporte ua perroquet, comme si je tenais une ménagerie. Est-ce ainsi que tu accomplis ta promesse ?
— Sans doute, reprit la Vila. Le prince de Milan est aujourd’hui le plus beau et le plus galant cavalier qu’il y ait dans le monde. C’est moi qui lui ai inspiré de l’inclination pour toi, et j’ai bien rempli ma promesse. Je n’ai même pas songé un instant à te punir de ta coquetterie ; je sais que tu as deux oiseaux qui te chantent chaque jour que tu es plus belle que moi ; c’est pourtant moi qui t’ai fait don de ta beauté. Du reste, si ce prétendant ne te plaît pas, tu n’es pas forcée de l’accepter.
— Je voudrais bien voir qui pourrait m’y forcer !
— Personne, reprit la Vila. J’ai fait ce que j’ai pu pour ton bonheur. Il dépend avant tout de toi. Tu es absolument libre. Je ne t’oublierai pas dès que je pourrai t’envoyer des prétendants. En attendant, je regrette ces pauvres fleurs que j’avais cueillies pour toi et que je me vois forcée de jeter maintenant.
— Jette-les. J’aimerais mieux ne jamais me marier que d’épouser un monstre comme ceux que tu m’envoies l’un après l’autre. Je te prie, une fois pour toutes, de vouloir bien ne plus t’occuper de moi. Ma beauté me suffit : tu me l’as donnée, tu ne peux pas la reprendre. Je saurai bien sans toi trouver l’époux qu’il me faut.
Comme elle disait ces mots, on entendit dans la forêt des voix mystérieuses qui répétaient :
— Cheveu blanc ! Cheveu blanc !
Ces voix accompagnèrent Zora jusqu’à la porte du château paternel. Là on lui apprit que le prince de Milan était parti, et qu’avant de s’en aller il s’était fiancé à la servante qui avait été chargée de lui signifier son congé.
IV
Des années et des années s’écoulèrent sans qu’on vît arriver un seul prétendant. On avait entendu parler du mauvais accueil fait aux premiers qui avaient osé se présenter, et personne ne venait. Cependant Zora ne rajeunissait pas ; elle avait compté sur le pouvoir souverain de ses charmes et de sa richesse, elle commençait à réfléchir sur la marche naturelle des choses et à craindre de mourir vieille fille.
Tout à coup le doge mourut, la dogaresse aussi. Ce fut un grand changement dans la vie de Zora. Elle entra en possession des pays, des mers, des villes, des îles, des vaisseaux et des ports qui appartenaient à son père ; elle héritait de richesses immenses et par-dessus le marché des deux couronnes de Chypre et de Rhodes.
Les prétendants recommencèrent à se montrer. Le premier qui apparut fut un grand seigneur de Hongrie. Il écrivit à Zora une lettre fort courtoise pour demander sa main.
Zora courut consulter ses deux oiseaux ; l’un lui chanta son refrain habituel, qu’elle était plus belle que la lune et le soleil. Zora, charmée, doubla sa ration de millet. L’autre, devenu vieux, murmura quelques mots sans suite, ce qui lui valut de la part de la reine de Chypre un bon coup d’éventail sur le bec.
Le lendemain, Zora se leva de grand matin et appela sa servante :
— Peigne-moi, lui dit-elle, et fais-moi les tresses les plus élégantes que tu pourras. J’attends aujourd’hui un prétendant ; je lui plais, paraît-il, et il vient tenter fortune auprès de moi. Coiffe-moi le mieux que tu pourras, et je te récompenserai royalement. Ce n’est pas, tu le sais, que je sois coquette. Mais la convenance exige…
— Qu’est-ce donc ? s’écria Zora en remarquant que la servante s’était brusquement arrêtée.
— Rien, madame, rien !
— Comment rien ? On ne s’étonne pas de rien. Je veux savoir ce que c’est.
— Mais rien, madame, rien. Un cheveu gris.
À ces mots, Zora bondit comme une possédée.
— Tu mens, dit-elle ! Parce que tu es rousse, tu envies mes beaux cheveux noirs et voudrais ternir leur réputation. Mais, misérable, tu n’y réussiras pas.
Elle saisit la servante par la chevelure, et la jeta par la fenêtre.
— Voilà pour mon cheveu gris, s’écria-t-elle avec un rire infernal !
La servante tomba dans un puits profond au pied du château.
Zora couvrit à la hâte, avec une parure de diamants, l’endroit où le cheveu blanc lui était signalé. Elle mit par-dessus la couronne de Chypre et reçut le grand seigneur hongrois.
Il était haut comme un colosse, un peu mûr ; il boitait d’un pied, louchait des deux yeux, avait le nez crochu comme un quartier de lune, la barbe pointue comme une pioche, et une paire de dents pareilles aux défenses d’un sanglier.
— Belle reine, dit-il, ou dogaresse, ou si tu aimes mieux princesse, ainsi que tu peux le voir et le constater, je ne suis pas absolument sans défaut. Mais j’espère que tu voudras bien m’excuser. Il n’y a point d’homme parfait en ce monde, je n’excepte ni toi, ni moi… Je dois t’avouer aussi que j’ai un certain faible pour le vin de Tokay et que…
— Impudent, misérable, s’écria Zora, comment oses-tu seulement te présenter devant moi, fille de doge, reine de Chypre, l’orgueil et la gloire de mon sexe ? Où as-tu jamais vu que l’aigle ait reçu le hibou dans son nid ? Arrière ! arrière ! ou je fais lâcher mes chiens sur toi.
Le Hongrois ne se laissa pas déconcerter. Il frisa majestueusement sa moustache et répliqua :
— Mon Dieu ! sans doute l’aigle ne prend pas un hibou dans son nid ; mais le hibou n’admet pas le dindon dans le sien. D’ailleurs, en entrant dans ton château, j’ai vu quelque chose dégringoler par la fenêtre et tomber dans le puits. Je suis de mœurs un peu brutales, mais j’ai bon cœur au fond ; j’ai envoyé mes serviteurs voir ce qui arrivait. Ils ont retiré du puits une fille un peu rousse, mais jeune et assez jolie. Elle était encore en vie. Je suis venu ici pour chercher femme, et, ma foi, je verrai si la rousse lâchera des chiens après moi.
Il fit une révérence boiteuse à la reine de Chypre et se retira.
La servante, pleine de reconnaissance pour son sauveur, se dit : Mieux vaut avoir un mari boiteux et louche que de rester fille ; s’il aime le Tokay, eh bien je tâcherai de l’aimer aussi !
Elle accepta et ils s’en allèrent tous deux en Hongrie.
V
Peu de temps après, une nouvelle lettre arriva.
Zora, voyant à l’horizon un nouveau fiancé, alla trouver ses deux oiseaux et leur demanda :
— Eh bien ! que pensez-vous de cela ?
Et de joie elle se mit à danser.
Le vieux pinson, en voyant sa maîtresse danser, se mit à chanter son refrain, et Zora, charmée, lui donna triple ration. Mais son compagnon tourna la tête d’un air inquiet, comme si cela ne lui convenait nullement ; ce qui lui valut un bon coup sur le bec ; il s’envola tout étourdi.
Le lendemain, Zora appela une servante et lui ordonna de la peigner le mieux possible. Mais la servante s’arrêta tout à coup, puis elle s’arrêta une seconde fois, puis une troisième.
— Qu’est-ce donc ? s’écria Zora impatientée.
— Rien, madame, une mèche de cheveux gris.
— Misérable ! C’est parce que tu as les cheveux durs et crépus que tu déprécies mes beaux cheveux noirs. Mais malheur à toi, je te punirai de terrible façon.
Et elle appela les valets et leur ordonna d’aller jeter la servante dans le four à chaux, qui précisément chauffait en ce moment.
Zora s’empressa de couvrir la mèche de cheveux avec des diamants, des rubis, et mit par-dessus les couronnes de Chypre et de Rhodes.
Le nouveau prétendant fut introduit.
C’était un chef cosaque qui, Dieu sait à la suite de quelle aventure, arrivait du fond de la Russie ; il était petit, boiteux, bossu ; il ne louchait, il est vrai, que d’un œil. C’est qu’il était borgne. Il avait le nez recourbé comme un quartier de lune, la barbe pointue comme une pioche ; il bégayait, entendait mal et agitait sans cesse ses bras comme un moulin.
Il commença un beau discours, mais Zora l’interrompit aux premiers mots.
— Misérable, lui dit-elle, ôte-toi de mes yeux.
Elle serrait les poings, ses dents claquaient de rage.
— C’est bon, c’est bon, répliqua tranquillement le Cosaque ; croyez-vous qu’on tienne tant à vous, la belle ? J’ai les cheveux noirs, vous la tête grise. Vous ne voulez pas être ma femme ? On saura se passer de vous.
Zora n’en voulut pas plus entendre et le fit mettre à la porte par ses laquais.
En sortant, le Cosaque passa près du four à chaux et vit les valets qui s’apprêtaient à y jeter la servante.
— Non pas, non pas, s’écria-t-il. Attendez un instant. Ce serait vraiment dommage de brûler cette jeune personne.
Et s’adressant à la servante :
— Dis-moi, la fille, qui vaut mieux : brûler dans un four, ou devenir ma femme ?
La servante l’accepta aussitôt pour mari ; il la prit en croupe et partit avec elle. Le château redevint silencieux et Zora resta seule avec ses oiseaux ; elle leur faisait répéter des chansons d’autrefois. Les mois, les années se passèrent sans qu’on frappât aux portes du palais.
Enfin, longtemps, bien longtemps après, une lettre arriva au château. Elle annonçait la visite d’un nouveau prétendant, M. le chevalier de Six-Planches.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ? demanda l’héritière des doges à ses deux oiseaux.
Les pinsons, se rappelant les corrections qu’ils avaient reçues, se mirent à chanter à l’envi leurs refrains les plus flatteurs. C’était plaisir de les entendre. Aussi leur maîtresse les régala de son mieux.
Puis elle appela une servante et lui ordonna de la coiffer le plus vite possible : un hôte illustre allait venir. La servante se mit à la peigner, mais lentement et avec peine.
— Qu’as-tu donc ? Tes mains ne marchent pas. Tu sais bien que je suis pressée.
— Madame, répond la servante, on ne cueille pas de feuilles sur les arbres en hiver.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’avec des cheveux blancs il est difficile de tresser des tresses noires.
— Que le ciel le confonde ! s’écria Zora. Et toi aussi, tu es contre moi ? Jalouse, parce que tu as une crinière de cavale sauvage, tu ne veux pas me permettre même un cheveu noir ?
Et elle étrangla la pauvre fille avec sa ceinture de soie et la jeta dans la cave la plus profonde du château.
Puis, pour cacher l’outrage des ans, elle mit sur sa tête ses deux couronnes, s’enveloppa d’un voile noir, et s’assit sur le trône royal dans le coin le plus sombre du salon d’honneur.
À l’instant le fiancé annoncé entra avec sa suite.
C’était une terrible figure, crâne chauve, sans nez et sans yeux, sans lèvres et sans dents. On ne pouvait pas dire qu’il n’avait que les os sur la peau, car il n’avait que des os. En guise d’armes, il tenait à la main une immense faux.
C’était le seigneur de la Mort.
— Belle princesse, lui dit le sinistre visiteur, comme tu vois, je n’ai aucun des défauts qui t’ont fait chasser insolemment mes prédécesseurs. Mon visage n’est point affligé d’un nez recourbé comme un quartier de lune, ni d’une barbe pointue comme une pioche, ni de défenses de sangliers. Je ne louche ni ne boite. Je ne suis ni batailleur ni pédant, je ne fais point de vers et je ne bois pas. Je suis de si haut rang que les comtes et les princes, les rois et les empereurs s’inclinent devant moi. Je suis si riche, si puissant que tous les trésors, tous les honneurs de ce monde disparaissent devant moi. J’ai pourtant un petit défaut, c’est d’être un vagabond terrible. Toute l’année, nuit et jour, sans repos, sans relâche, je cours le monde ; on me voit errer du nord au midi, sur terre et sur mer, dans les villes et dans les déserts. On me reçoit tantôt dans le palais des rois, tantôt dans la cabane du pauvre. Je moissonne également les vieux et les jeunes, les beaux et les laids. Aujourd’hui ton tour est venu ; je suis ce fiancé que tu as attendu pendant tant d’années. Et je viens te chercher pour t’emmener dans mon château de Six-Planches.
La fille des doges tremblait de tous ses membres.
— Arrière, s’écria-t-elle, arrière ! Je n’ai encore accepté aucun fiancé. Je ne veux pas de toi non plus. Plutôt que de me livrer à toi, j’aimerais mieux vivre encore cent ans sans époux.
— Je le crois bien, répartit l’inexorable fiancé. Mais la chose n’est malheureusement pas possible. Celle que j’ai choisie, je n’y renonce jamais.
Et le visiteur saisit Zora dans ses bras. Le premier pinson chanta son refrain ordinaire. Il la jeta sans vie sur le lit. Le second pinson chanta sa berceuse ordinaire. Et le chevalier de la Mort brisa la fenêtre avec sa faux et disparut.
L’enterrement de la fille du doge réunit autour de son cercueil toutes ses amies et ses servantes avec leurs époux, leurs enfants et leurs petits-enfants.
Sur la tombe de Zora on trouva le lendemain matin un monceau de fleurs fanées, roses blanches, roses rouges et bluets. C’était la Vila qui avait déposé ces trois couronnes nuptiales sur le cercueil de sa filleule.