Un nom

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« Qui es-tu ? »

Il est surprenant de s'apercevoir que, parfois, de simples mots valent bien plus que la plus belle des symphonies. Que, parfois, ce destin cruel peut laisser entrevoir un faible rayon de soleil. Ces mots, jeune fille, sont pour lui un fil d'araignée dans les ténèbres. Fins, fragiles, translucides, mais présent et à portée de main. Ces simples mots, ce jour-là, ont ravivé cette flamme fébrile et réchauffé son âme corrompue.

« Qui es-tu ? »

Sa voix se fait un peu plus forte alors qu'elle fixe de ses grands yeux bleus cet homme étrange, et toujours aussi silencieux, qui se contente de la regarder au travers de son masque. Elle lui arrive un peu plus bas que l'épaule, elle porte un magnifique carré de cheveux ondulés et rougeoyants comme un feu de joie, une peau ambrée par la douceur du soleil. Nez et pommettes sont marqués de fines tâches brunes. Ses vêtements sont simples, amples, blancs, légers. Du coton ? Sûrement. Quel âge a-telle ? Elle fait si jeune... Mais cela importe peu. Elle lui parle. Elle. N'a-t-elle pas peur de lui ?

«  Hé, tu m'entends quand je te parle ? » demande-t-elle avec curiosité tout en penchant la tête sur le côté, légèrement irritée de n'obtenir aucune réponse.

Le jeune homme hoche la tête avec lenteur. A-t-il le droit de laisser quelqu'un lui parler ? Lui qui est habitué à être seul depuis ce jour, depuis qu'il est maudit. Habitué à être fuit. Il n'a plus l'habitude d'entendre une voix qui lui est dédiée. Il n'est plus habitué à recevoir une attention bienveillante. Il n'est plus habitué à ce qu'une personne, en le croisant, ne parte pas en courant, ou ne cherche pas à lui lancer une pierre.

«  Ah ! » Un joyeux sourire illumine le visage de la rouquine. Un si magnifique sourire... Comment peut-elle sourire alors qu'elle est en face de lui ? Pourquoi peut-elle sourire pour... lui ? Ne voit-elle pas qu'il est maudit ? Qu'il est messager d'un malheur distordu ? Qu'il est un musicien à fuir ? Qu'il est un violoniste perverti par une vielle mélodie ?

« Dans ce cas, pourquoi ne réponds-tu pas ? Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vu ici auparavant. »

L'étranger détourne la tête, regardant un instant ses pieds, puis le ciel. Comment lui dire ? Comment lui avouer qu'il a perdu sa voix à cause de tout ça ? Comment lui expliquer qu'il n'est plus rien ? Qu'il n'est plus que l'ombre d'un humain bien trop curieux ? Tout comme elle ? Comment lui expliquer qu'elle...

« Dis, tu peux parler au moins ? » demande-t-elle de nouveau en venant se placer devant lui pour chercher son regard à travers les verres fumés de son masque, le sortant de ses réflexions morbides. Sera-t-elle condamnée si elle lui parle ? S'il ne joue pas, c'est bon, n'est ce pas ? Lentement, et après une longue hésitation pour savoir s'il devait l'ignorer et reprendre sa route, il secoue la tête.

« Tu ne peux pas ? C'est triste... ». Si elle savait... « Parce que tu es malade ? C'est la cause de ton masque ? »

Nouvelle hésitation de la part du jeune homme. Puis il hoche la tête de nouveau avec lenteur, peu convaincu de sa propre réponse. Ce n'est pas à proprement parler une maladie, mais peut être peut-on le voir comme tel, non ?

«  Oh, je vois. C'est grave ? » Il secoue la tête en toute réponse. Grave ? C'est pire que ça. C'est inéluctable. L'épée de Damoclès s'est déjà abattue une fois et l'a tranché net. Aujourd'hui, une nouvelle se balance au dessus de sa tête, lui rappelant qu'il n'est plus libre, qu'il est à jamais un pantin de ce triste destin. Mais aux yeux de cette fille, grave veut dire mortel, non ? Oui il peut mourir, rien n'est jamais éternel, même une âme damnée peut disparaître. Mais du point de vue des mortels, il est privé de cette délivrance appelée La Mort. Ah. Douce entité de destruction, douce entité de suppression. Tu ne le toucheras pas, ni ne pourras faucher sa vie désarticulée, si une balle venait à l'atteindre en plein poitrine. Si on cherche à le guillotiner. Si on cherche à le brûler vif. Les lois mortelles réservées aux humains ne l'affectent plus. Mais cette enfant n'a pas besoin de voir son sourire obscurci par une si triste vérité.

« Ouf, tant mieux. » Ah, ce sourire est si rafraîchissant. « Au fait, t'as un nom ? »

Il se fige de stupeur. Un nom ? Oui, mais lequel ? Quoique... non. Il en avait un. Non. Si. Il ne sait plus. Pourquoi faire ? Avant il pouvait en avoir besoin, mais ce jour là, au creux de cette forêt luxuriante, il est mort. Et son nom est resté là-bas. Donc... il n'a plus de nom ? Il n'est vraiment plus personne ? Même pas un monstre ? Il n'a pas d'identité... Il n'est rien.

Cette réalité... est soudain la cause d'un grand vide. Mais comment décrire la complexité de ce qui le noie à ce moment précis ? Tristesse, horreur, effroi, colère, regrets, confusion, honte, et... surprise ? Il peut ressentir ces choses ? Même maintenant ? Même si son humanité lui a été retirée par cette grotesque mélodie ? Il est perdu, il a fait un pas sur le côté, perturbé par ce flot de sentiments décousus. Puis de nouveau, c'est l'arrêt net et simple de son corps et de son esprit. Quelque chose roule sur sa joue. Quelque chose mouille son masque métallique. Quelque chose vient embrasser les dessous de cette couleur dorée. Une larme... ? Il pleure ? Il peut pleurer ? Rêve-t-il ? Est-ce réel ? Par réflexe, une de ses mains griffues vient se poser sur son masque gravé.

« Hé... ça va ? T'as pas l'air bien. » demande alors une douce voix dans son dos.

Il s'arrête. Se tourne vers la jeune femme et croise ses orbes bleus voilés par l'inquiétude. Il l'avait oubliée l'espace de quelques secondes. Il laisse retomber sa main le long de son corps fin. Il ne peut pas retirer son masque devant elle. Il ne peut pas lui montrer ce qu'il est réellement. Cela pourrait l'effrayer et lui faire perdre le peu de joie que lui apporte cette personne de part sa conversation, ou augmenter son inquiétude et assombrir son visage rayonnant. Il hoche alors la tête en toute réponse. Oui... ça va. Le fait que quelqu'un lui parle efface les douleurs perpétuelles de cette satanée condition maudite.

«  T'es sur ? » Il renchérit par un nouvel hochement. « D'accord... Si tu ne te sens pas bien, préviens-moi, entendu ? » Elle s'inquiète donc pour lui ? Quelle douce attention de sa part. Mais il n'a pas le sentiment de pouvoir bénéficier d'une attention si agréable. « Donc... t'as un nom ? » Poursuit-elle. L'étranger reste un court instant immobile, avant de lui avouer que, non, il ne possède plus de nom. « Dans ce cas... Hm... Pourquoi ne pas t'appeler Crow ? »

Crow ? Le jeune homme a un faible mouvement de recul pour exprimer sa surprise. Crow ? Elle veut le nommer Crow ? Il a soudain le sentiment d'être devenu un animal tout juste adopté par une âme si charitable qui met fin à son errance. Errance... Ce mot convient parfaitement à son semblant de « vie » actuelle. Il erre... Charme et erre... Tel un fantôme qui soudain reprend forme devant une si douce créature.

«  T'es surpris ? Ca ne te plaît pas ? Je l'ai choisi à cause de ton masque. Tu me fais penser à un corbeau. Un majestueux corbeau doré qui laisse son chant résonner dans les vallées à l'aube du jour. »

C'est donc ça. Il touche un bref instant son masque pointu et malgré lui, sourit maladroitement sans que sa chère interlocutrice s'en doute. Ce nom lui plaît, même si ce portrait semble trop honorifique à son goût. Il ne mérite pas une si belle comparaison, quoiqu'on en dise. Il hoche alors la tête avec tendresse, illuminant de nouveau le visage de la belle rousse d'un magnifique sourire.

«  Super ! A partir de maintenant, tu t'appelles Crow ! Enchanté, mon nom est Mithrella. »

Malédiction harmonieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant