J'ai du temps

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L'ignorance peut avoir du bon. Vivre sans se soucier des dangers, de la réalité, de la souffrance, de la douleur, de ces tristes vérités. L'ignorance de ces gens est son bonheur, un petit nuage sur lequel il peut se reposer un instant.

Il est assis à leur table, dans un petite ferme à l'écart du remue-ménage des grandes villes, des royaumes, des cités impériales. Une petite ferme perdue près d'un petit village oublié en plein milieu de campagne. Un petit bourg peuplé uniquement d'une vingtaine d'individus. Personne, ici, ne sait ce qu'il est réellement. Personne ne connait la légende du morceau volatile. Personne n'a donc de raison de le fuir. C'est... agréable, et avant tout reposant. Une petite oasis dans ce désert de solitude.

Silencieux, il contemple son environnement relativement pauvre et simple, s'enivre des parfums caractéristiques d'une petite ferme en bois ou règne avec l'odeur âcre des animaux celle de la vie humaine. Mais ce serait mentir que de dire qu'il ne peut s'empêcher de suivre du regard la jeune fille qui l'a amené ici. Elle ne lui a adressé aucun mot depuis qu'ils sont arrivés, et qu'elle l'a assis de force face à cette vielle table en bois massive qui ne cache pas son âge. Elle l'a présenté. Les quelques personnes autour d'eux, à ce moment-là, l'ont salué, et sont retournées à leurs occupations. Comme si tout cela était normal. Mais non, non, non ! C'est loin d'être normal !

Il pose son regard luisant sur le soleil qui disparaît à l'horizon, pensif. Son violon repose à côté de lui sur le banc marqué par les nombreuses personnes qui ont soulagé leur fatigue au cours de sa longue existence. Tout ira bien, n'est ce pas ?

« He, passe-moi tes mains ! » Il détourne son regard de ce ciel qui se teinte d'un sang royal tandis que Mithrella s'assoit en face de lui, une serviette usée sur les genoux et... une lime à la main ? Il ne bouge pas, n'ose juste relever la tête vers elle. Que veut-elle faire ? Il est loin d'être idiot, tout de même, il se doute bien de ses desseins, mais c'est inutile. Ses ongles repousseront dès qu'il touchera aux cordes de son instrument enchanté.

«  Allez, donne-les moi ! » dit-elle avec entrain, toujours aussi resplendissante lorsqu'elle sourit. Crow hésite pourtant, et la rousse est obligée de venir saisir l'un de ses fins poignets d'elle-même pour le poser sur la serviette qui habille ses genoux de façon à commencer à donner à ses ongles une forme plus acceptable. « C'est bon, je ne vais pas te bouffer. Laisse-toi faire. Ca ira mieux après. »

Un soupir lui échappe, il remue un peu pour trouver une position plus confortable afin de regarder avec intérêt son travail long et minutieux pour rendre à ses mains une apparence plus humaine. Ses mains sont si chaudes, si délicates. Il suit avec attention chacun de ses mouvements, perdant la notion du temps et du monde qui l'entoure. Ignorant que la famille de cette si charmante personne est rentrée, que le père alimente le feu, la mère s'occupe de préparer le repas, que ses frères et sœurs, aînés ou cadets, jouent bruyamment ou s'occupent de mettre la table. Tout ça n'a aucune importance vis-à-vis du traitement qu'il reçoit dans l'immédiat.

Une toute petite attention peut parfois avoir d'énormes conséquences. Il regarde ses mains aux ongles fraichement limés, les laissant bouger avec lenteur devant ses yeux ébahis. Humain... Cette partie de son corps est redevenue humaine un court instant ! Ha ! Il se sent redevenir humain ! Même si ce n'est qu'un bref instant, même s'il sait que ce mirage finira par lui échapper sans tarder. Il peut sentir une douce chaleur l'envahir, saisir son corps figé dans les bras crochus de cette musique envoutante. Il retrouve de la chaleur, de l'amour propre, mais surtout et avant tout, un sourire enfantin. Un sourire simple, vrai, spontané. Ce fil d'araignée pendant devant son nez tandis qu'il erre dans les ténèbres, s'est transformé en un fil d'argent.

« Tu as quelque part où aller ? » Il pose son regard sur la jeune femme, revenant dans cette réalité qui est la leur, sans pour autant perdre ce bonheur si longtemps disparu de son existence. Face à lui, elle termine de ranger son matériel, enveloppant la lime dans la fine serviette tout en le détaillant de ses pupilles bleutées. Un endroit où aller ? Il est partout chez lui, il n'est attaché à aucune place propre. Il n'en a pas besoin. Mais alors qu'il s'apprête à hocher la tête, a reprendre son étui, et accepter de les quitter pour ne pas abuser de leur hospitalité, et rendre à ce rossignol resplendissant sa lumière absolue, retirant son ombre menaçante de maudit, elle l' interrompt. « Tu peux rester ici, autant que tu veux, tu sais ? »

Il hésite. Une voix en son for intérieur lui hurle que ce n'est pas une bonne idée, qu'il ferait mieux de partir pour ne pas les mettre en danger. Pourtant... Il en a envie. Il veut rester un peu plus longtemps avec cette personne qui le perçoit comme un humain. Mais, non, il doit refuser, il doit partir.

A ce même moment résonne devant lui le son d'un plat en terre cuite contre le bois. Il tourne la tête vers l'assiette qui trône désormais en face de lui, puis pose son attention sur le jeune homme en face de lui, l'un des frères aînés de Mithrella ? Il lui ressemble beaucoup, ces même cheveux de feu en brosse sur la tête, ce même regard cependant d'un vert discret. « J'espère que t'as rien contre la potée. » Il lui sourit, lui adresse un clin d'œil espiègle et retourne aider sa mère pour apporter la marmite sur la table. Doit-il comprendre que la question ne se pose pas ? Ignorants. Il parcourt la pièce à vivre d'un rapide coup d'œil, pose ses mains gantées sur la table et se lève. Non. Il doit partir. C'est assez. Ils en ont fait assez pour lui, surtout elle. Cela lui suffit, demander et accepter plus serait une grossière erreur. Une main se pose sur son avant bras. Evidemment. Il regarde la rouquine, surprise de son mouvement. « Que fais-tu ? »

N'est ce pas clair ? Il pose une main sur la sienne pour chercher a la retirer, mais son emprise se fait plus assurée tandis qu'elle continue : « Tu comptes vraiment partir maintenant ? Il fait sombre et les nuits sont fraîches. De plus, des averses sont prévues. » Oh, ce n'est pas ça qui va le déranger. Il aime la pluie. Il regarde un court instant sa cape de voyage pendue près de la porte pour le lui signifier. Il aime la pluie, il n'y a personne dehors, personne pour le huer ou le chasser à l'aide de coups. De plus la nature est tout autre sous cette météo, semblable à une superbe femme se rafraichissant sous une cascade. Il aime la pluie.

« Reste au moins ce soir, s'il te plait, Crow. » Pourquoi dois-tu le retenir ? Pourquoi dois-tu lui imposer cet élan d'âme ? Il est confus, perdu. Que faire ? L'angoisse, aidée de sa raison, le submerge peu à peu. Il a peur. Pour elle et pour eux. C'est dangereux. Pourtant... Il se laisse rassoir sans opposer la moindre résistance, fixant cette humaine qui l'a charmé sans aucun mal. Qu'il en soit puni plus tard s'il le faut, mais il choisit de profiter de ce doux bonheur encore un peu.

Envouté par la rousse, il n'aperçoit que trop tard la jeune fille assise près de lui, surement âgée d'une dizaine d'années, qui tend la main vers lui. Vers son masque. Il n'en prend conscience qu'au moment où ses petits doigts fins en touchent le métal froid.

Sa réaction est immédiate, il sursaute et se décale brusquement, effrayant sur le coup l'enfant qui ramène a elle sa profane main, surprise d'une telle réaction. Un silence s'installe, tous le regardent00, tout aussi stupéfaits que la fillette. Crow, toujours figé dans sa stupeur, étreint par cette violente peur de quitter ce masque qui camoufle sa nature, met un moment avant de lentement parcourir l'assemblée du regard.

«  Pourquoi tu portes un masque ? » Demande alors un jeune garçon, un peu plus jeune que sa curieuse sœur. « Parce qu'il est malade. » répond alors Mithrella sans pour autant le quitter des yeux. « Tu ne le retires pas ? Même pour manger ? » poursuit la gamine. Il secoue la tête avec précaution. « Comment manges-tu alors ? Tu dois le retirer pour manger. »

Voilà donc ce qu'elle avait en tête ? Lui retirer son masque ? Pour qu'il mange, et sans doute pour apercevoir son visage. Il est touché, mais se rend compte du danger d'avoir des enfants autour de lui. Il va devoir être prudent. Mais elle soulève tout de même une question qui va de soit. Lentement, alors, il vient dégrafer la partie inférieure de son masque pour révéler une petite partie de sa mâchoire, de quoi manger. C'est un détail inutile pour un être comme lui, puisque la nourriture ne représente plus rien aux yeux de sa survie. Mais, s'il ne mange pas, ne se force pas à avaler une bouchée, se serait suspect, non ? Il ne veut pas que ces gens le rejettent. Cela peut vous sembler absurde, mais ça lui tient à cœur. C'est pourquoi il esquisse un sourire maladroit, rassurant son entourage qui, soupirant à l'unisson, plus ou moins silencieusement, termine de se mettre à table.

Malédiction harmonieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant