N'oublie pas ta nature

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Il fait sombre, Crow est dehors, debout à quelques mètres du bâtiment de résidence de cette petite ferme, caressé par la douce brise nocturne. Il se sent bien, en paix avec lui-même. Fermant les yeux, il savoure ce silence, cette harmonie bienfaisante, un faible sourire aux coins des lèvres. Jamais de sa vie il n'avait passé meilleures heures, jamais il n'avait aimé faire de nouveau face à un être humain, jamais il ne s'était de nouveau considéré comme un être à par entière. Mais jamais de sa vie damnée il n'a eu aussi peur. Il a peur. Bien qu'il flotte sur son petit nuage, il ne peut se mentir. Il a peur de leur faire du mal. De perdre ce contrôle, déjà précaire qu'il lui reste.

C'est pourquoi il est là, alors qu'il avait promis d'un hochement de tête discret de rester la nuit. C'est pourquoi, l'étui de son violon sur l'épaule, il se trouve dehors, son corps fin illuminé par la pâle clarté des étoiles et de la froide lune. Mais même si ce prompt départ peut sembler déchirant aux yeux de certains, il n'est qu'un soulagement pour lui. Ces gens ont ravivé la flamme mourante qui animait jusqu'à aujourd'hui son corps maudit. Sans regrets, sans un regard en arrière vers la chaumière fumante, il reprend sa route. Il part. Pour ne jamais revenir. De toute façon, si un jour, ses pieds venaient à refouler cette terre, ce sera surement dans quelques décennies. Jamais il n'a pour habitude de réemprunter les mêmes chemins dans de courts intervalles de temps. Cette mélodie ne lui en laisse pas le choix.

Son sourire s'accentue. Il soupire. Il a mal. Se sentir vivant lui fait mal. Ce cœur qui bat lui fait mal, réchauffe sa carcasse froide. Une torture. Mais une si douce torture. Il aimerait chanter la joie qu'il a, ce soir, de se sentir vivant ! Il est vivant ! Il possède encore une once d'humanité ! Cette foutue mélodie ne lui a pas tout pris, ne l'a pas privé de tous ses plaisirs ! Il vit ! Il sourit, pleur, danse, rit, et chante silencieusement de cette voix morte. Quel frisson si appréciable, quel frisson plaisant. Il a mal. Il ressent. Il est vivant.

Mais cette tendre euphorie cesse soudain alors qu'une main saisit sa manche. Il s'arrête aussitôt, et fait volte face pour poser ses yeux affolés sur la chevelure rousse à l'origine de son naïf bonheur. Mithrella. Que faisait-elle là ?! Au beau milieu de la nuit ?! Il panique. Fait un pas en arrière tout en cherchant à se dégager de l'emprise de la jeune femme qui n'a pour lui qu'un regard lourd de reproches.

«  Crow ? Que fais-tu dehors ? Tu avais dis que tu restais pour la nuit ! » Il peut sentir la peine dans sa voix, ainsi qu'un soupçon de senti0ment de trahison. Il ne comprend pas. Pourquoi est-elle sortie le chercher ? Pourquoi l'arrête-t-elle alors qu'il s'apprête à quitter leur pauvre domaine ? Il se fait plus sec dans sa gestuelle et arrache son bras de l'emprise de sa délicate main. « Pourquoi fais-tu ça ?! »

Il ne bouge pas, silencieux, soutenant son regard au travers de ses verres fumés. Il ne comprend pas sa réaction. Pourquoi semble-t-elle si concernée par le départ d'un inconnu qu'elle ne connait que depuis quelques heures ? Qui ne peut parler ? Mais cela ne change rien, il a pris sa décision. Et il préfère encore la vexer, voire la faire pleurer, que de la condamner à son tour.

Il s'apprête à tourner les talons lorsqu'un qu'une douleur fulgurante le saisit à la poitrine. Par réflexe, il porte une main à sa poitrine et serre le haut de sa chemise avec effroi. Non... Non ! C'est impossible... Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?! Il relève la tête pour confronter l'astre majestueux au dessus de sa tête. Non... Il tremble. Tout s'effondre, se brise en mille éclats de verre. C'est impossible. Pas maintenant. Pourquoi ?! Pourquoi diable réclames-tu ton dû à ce moment précis ?! Existes-tu dans le seul but de tout lui prendre ?! Tout ?!

Il suffoque. Chaque inspiration le brûle. Son corps entier le tiraille, comme transpercé d'une multitude d'aiguilles empoisonnées. Désormais à quatre pattes dans la boue, il laisse entendre une respiration sifflante et difficile. Ses oreilles bourdonnent, et il ne peut entendre les cris d'alarme de la jeune rousse à ses côtés, alertant sa famille. Il cherche à se relever, à la repousser, à fuir cet endroit. Mais échoue lamentablement, retombant lourdement. Ah, âme si charitable, tu ne vois pas qu'il souffre d'autant plus par ta présence ? Ne lui rappelle pas ce qu'il est.

Obéis.

Il doit jouer. La musique par son joug le lui ordonne. Il refuse, lutte, combat son irrépressible envie de tous les maudire, les condamnés, même si doit en souffrir si violemment. Il doit partir. Mais il ne peut pas. Il ne le peut plus.

Obéis !

Un goût de fer envahit sa bouche, il tousse et recouvre l'intérieur de son masque de sang. Non, il doit tenir. Il doit conserver cette flamme vacillante. Il doit reprendre le contrôle. Il doit le faire. Pour eux. Pour elle.

Joue.

Non.

Joue !

Je refuse !

Tu n'en a pas le choix.

...

Joue.

Malédiction harmonieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant