VI - De Louis à Eugénie

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Le 31 janvier 1916.

Chère Eugénie,

C'est toujours un immense plaisir de recevoir votre lettre. Comment pourrais-je vous remercier pour ces moments de bonheur si précieux ? Vous savez, vous aidez déjà énormément en soutenant mon moral, vous comme les autres femmes de l'Arrière. Vous vous engagez comme infirmière ou marraine, conduisez nos trains et nos bus, construisez nos obus, gérez nos commerces et nos familles, labourez nos champs. Sans vous, la France aurait déjà perdue cette guerre. Vous êtes le futur de notre pays, et nous, les hommes, nous oublions trop souvent de vous remercier pour votre dévouement sans faille et votre participation à cette guerre qui vous touche injustement et dont nous aurions dû vous protéger.

Vous savez, cela fait deux ans que je suis au front. Ma vie d'avant me paraît bien lointaine désormais. Cette époque d'insouciance, de bonheur, entouré de mes êtres chers. Avant la mobilisation, bien avant même, j'ai fait de longues études afin de devenir maître d'école. Je fais partie de ces enfants qui, grâce à Jules Ferry et Léon Gambetta, ont eu la chance d'aller à l'école quand leurs moyens financiers ne le leur permettaient pas. Je me sens redevable envers eux et je voulais moi aussi former les Républicains de demain. Malheureusement, mon père est tombé gravement malade un an avant mes examens et les dépenses pour mes études étaient bien trop élevées. J'ai abandonné mon rêve pour rester auprès de lui et m'occuper à mon tour de la petite boulangerie que l'on tient depuis déjà quatre générations. Cela fait maintenant quatre ans qu'il se bat contre la maladie et continue à travailler, malgré ses souffrances, pour assurer un avenir correct à ses deux filles et à sa femme.
Quant à ma ville, ma si belle ville, elle se trouve aujourd'hui proche de front et en zone occupée. Mes deux sœurs sont forcées de produire les obus qui nous tuent et ma mère gère seule la boulangerie réquisitionnée par l'armée allemande. Je n'ai que peu de nouvelles sur leurs conditions de vie, les lettres sont surveillées et il est difficile de leur faire passer la ligne de front.

Votre frère est très courageux et il ne fait pas parti de tous ces embusqués qui refusent de se battre pour leur pays. Comment est-ce possible de les laisser se balader sur les grands boulevards, s'enrichissant et profitant des femmes, tandis que nous, nous vivons dans la crasse et sous une incessante pluie d'obus, toujours tiraillés par la faim, la peur, la soif... Savez-vous si les combats sont rudes là où il se trouve ?

Je ne peux vous promettre de ne rien vous cacher Eugénie. Je ne veux pas vous faire vivre ce que je vis même si cela est impossible. Gardez votre insouciance, cela vaut mieux pour vous, croyez-moi. Ne soyez pas en colère contre moi je vous prie, et veuillez croire que je fais cela pour votre bien, car c'est une des seules choses qui m'importe désormais. Je comprends que vous voulez me soutenir, cela me touche beaucoup, mais je ferais tout pour vous épargner le plus possible des horreurs de la guerre.

Heureusement pour moi, je n'ai pas été touché par ce bombardement. Je n'étais pas dans les tranchées au moment du marmitage mais au poste de commandement avec le colonel Driant un peu plus loin. Seuls quelques soldats de la 7ème compagnie ont été touchés ainsi que le sergent Guillaume. Tous se portent déjà beaucoup mieux et sont éloignés des combats pour quelques semaines.

Je pense qu'il est en effet impossible de décrire et de s'imaginer ce qu'est un bombardement quand nous ne le vivons pas au quotidien. Vous n'y serez jamais confrontée à Compiègne, ce qui me rassure grandement.

Je serais en cantonnement jusqu'au 2 février. Cela me laisse amplement le temps de me reposer même si cela reste difficile et d'envoyer des lettres à ma famille. Mon camarade Auguste en profite pour fabriquer une bague à sa femme avec une douille et mon cher Fernand-Innocent lit les nombreuses lettres que sa femme lui envoie lorsqu'il est au front. Nous attendons tous notre permission impatiemment même si nous savons que nous ne pourrons voir nos familles qui se trouvent en zone occupée.

Merci infiniment pour votre lettre Eugénie, elle me réchauffe le cœur en cette froide nuit de janvier.

Bien à vous,

Votre dévoué soldat.

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