Chapitre 3: Caractérisation et anticipation

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- Tout était prévu, c'est à y croire! Je n'ai jamais vu quelqu'un trébucher si facilement. Naturellement, il essaye de se rattraper à quelque chose. Il se croit sauvé avec le rideau et bam ! Ça se décroche, lui tombe sur la tête. Dans un dernier réflexe il saisit le bras de Nathalie et ...

- ... l'entraîne dans sa chute. Ils se retrouvent l'un sur l'autre. Lui confus, elle furieuse. Il a quand même réussi à avoir son numéro. Happy end et fin de l'histoire. Je sais tout ça, Charlyne. J'étais là.

Les mots de Clélie sont soupirés avec une condescendance non dissimulée. Ce pauvre souffle glisse sans effet sur l'enthousiasme de Charlyne, qui continue de crépiter en joyeux brasier.

- C'est vrai, tu étais là. Dans la mesure où l'on considère qu'être invisible c'est être présent. À peine deux mots prononcés et aucun pas de danse ! Pourtant tu aurais pu, crois moi tu n'aurais pas fait pire que Flo.

En parlant du loup : eh bien rien. Mentionner Florient ne l'aura jamais fait arriver plus vite, et certainement pas à l'heure. Charlyne jette quand même un coup d'œil plein d'espoir à la porte du restaurant avant de poursuivre :

- Et bon sang, on ne peut même pas appeler ça danser ! Il gesticulait dans tous les sens déjà au bout du deuxième verre.

- Que tu lui a tendu, complète Clélie.

Ce n'est plus un souffle, mais un vent au moins aussi froid que celui de dehors qui s'abat sur la table.

Charlyne le chasse d'un mouvement d'épaules et répète en riant doucement.

- Tu étais là, c'est vrai...

Elle s'enfonce dans le dossier de la banquette sur laquelle elle est assise. Derrière elle, il y a une grande fenêtre avec vue sur le brouillard. Comme un léger drap blanc qui ne s'est pas levé ce matin, il couvre une ville un peu morte. Seul les angles des immeubles le percent par endroit.
À l'intérieur les néons font tomber une lumière triste. Sur ce décor opalin, la peau sombre et les yeux charbon de Charlyne se détachent. Parfois quelques rayons pâles se perdent dans sa multitude de minuscules boucles brunes et se transforment en joyeux reflets cuivrés.

Charlyne a un apparence que la majorité, à une certaine époque et dans une certaine culture, juge désirable, rien qui vaille la peine de s'étaler dessus. Enfin, ça c'est ce qu'elle dit quand elle feint la modestie, ou qu'elle s'amuse à mettre mal à l'aise ceux qui la complimentent. La version décodée c'est que : oui elle est jolie. Pas assez pour que cela se remarque au premier coup d'oeil, mais suffisamment pour que Clélie, calquée sur son modèle depuis les bancs de l'école, aie fini par se détester elle même.

Malgré tout, elle continue de voir Charlyne aussi souvent que possible. L'éventualité de s'éloigner de son amie lui a toujours parue absurde. Alors, au fil du temps, elle a appris à cacher son envie derrière des cheveux couleur et texture paille et son mal-être sous le sarcasme.

Pendant que Clélie se perd dans ses considérations, le portable de la brune émet une vibration. Sur le bandeau s'affiche le nom "Romain". La photo de profil est celle d'un cactus. Si ce dernier élement n'était pas un indice suffisant sur l'état de leur relation, il suffira d'observer l'agacement de Charlyne à la lecture du message pour s'en faire un avis tranché.

A l'instar de tout ceux que l'on a croisé en cette froide matinée- et bien qu'il ne soit pas ici en personne- le dénommé Romain tient à ajouter sa pierre à l'édifice en disant un mot sur sa soeur. Deux mots, pour être exact.  « Emmerdeuse Professionnelle ». Avec les majuscules : elle les mérite.

A ceux qui trouveraient son jugement sévère, il leur précise que Charlyne pense rigoureusement la même chose de lui. Et ça ; c'est qu'il appelle une relation fraternelle to-ta-lement saine, basée sur la réciprocité.

Charlyne ferme son portable sans répondre au texto.

- Presque un quart d'heure de retard. Un passage à la bibliothèque peut-être ?

- Sûrement. Il ne va pas tarder, je vais commander pour lui, répond Charlyne en interceptant le serveur.

La commande est la même d'une semaine sur l'autre. Tous les lundis, les trois amis mangent ici. Pas cher, pas loin, pas d'effort à faire : du pragmatisme avant toute chose.

Un lundi sur quatre Florient est à l'heure. Ce n'est pas un bon jour aujourd'hui.

A commencer par ce matin : c'était bien trop étrange, d'oublier tout, comme ça.
Anormal, surprenant. Elle n'aime pas.
Les chiffres c'est bien. C'est régulier, logique, invariable. Souvent, elle crée des échelles de un à dix pour tout et n'importe quoi, juste par plaisir d'attribuer un numéro aux choses.

Sur son échelle de bizarrerie, ce réveil chaotique vaut un beau six. Ou même six et demi. C'est lourd à porter, un six et demi. Elle aimerait se débarrasser de ce poids, en parlant à quelqu'un. Juste histoire d'entendre une réponse toute faite, un « c'est rien, ça arrive », ou « j'ai fait pire moi, ne t'en fait pas ».

- Clélie... Il faut que je te raconte.

- Quelque chose que je ne sais pas déjà ?

- Aucun risque. Ce matin, je...

Un bras dépose trois assiettes devant eux.

- Je me suis réveillée et ...

- Kurat võtaks, ce froid !

Sauf erreur, c'est l'équivalent estonien du « merde » français . Non pas qu'à force de côtoyer Florient, Charly aie fini par intégrer des rudiments de langues qu'il maîtrise, mais il est bien connu que les jurons sont ce qui se retient le mieux.

Le jeune homme laisse tomber son mètre quatre vingt trois sur la chaise d'à côté de la blonde, tout en se débattant pour enlever une ou deux couches de vêtements dans lesquels son corps trop mince flotte. Merci pour cette interruption de toute beauté, Florient.

Entre son pull et son anorak, il a calé un livre, un ouvrage vert anis pas très épais qui sent le papier neuf. Bingo pour la bibliothèque. C'était tellement prévisible. Il est prévisible. Ce n'est pas si désagréable que ça en à l'air.

- Désolé du retard. On mange ?

On mange. Les confidences ne refroidissent pas comme la nourriture. Elles attendront. Peut-être même que le poids disparaîtra comme le contenu des assiettes, avalé par la vie qui continue.

- Pas de travail cette semaine ? Demande Clélie à l'intention de Florient, en enroulant des pâtes autours de sa fourchette

- Non. Enfin si. Je planche toujours sur des traductions de romans. Mais je n'ai pas de mission avant deux semaines.

« Mission » est un terme un peu présomptueux pour dire qu'enfermé dans une cabine, un casque sur les oreilles il fait de la traduction instantanée. En Anglais, en Estonien ou en Allemand, des réunions, des comptes rendus et des meetings... Certes cela requiert de la concentration, mais pas au point de se prendre pour James Bond.

- Même s'il ne travaille pas, ce fou se lève à sept heures du matin ! Juste par malin plaisir de me voir partir alors qu'il se recouche ! Attaque t-elle

Il va de soit que le fou- comme elle dit- se lève parce qu'il aime la voir. II sourit. Dans un coin de sa tête, son couple de vieux lance des miettes sur les oiseaux. Mais ça, personne n'a besoin de le savoir.

- Il n'y a aucun plaisir là dedans ! Même le voisin du dessous se plie à tes horaires. Tu es tellement discrète quand tu te prépares.

- Tu sais ce qu'il te dit le voisin du dessous ? D'aller retourner frotter ta moquette.

Clélie semble lasse de leur querelles d'enfant, comme elle le semble pour tout le reste. Le fait qu'elle les observe, sa fourchette immobile d'où les spaghettis se déroulent mollement avant retomber dans le plat, prouve le contraire.

- Pour ton information, ta moquette est bientôt aussi propre que les tapis de Buckingham Palace, certifie Florient en relevant fièrement le menton.

- J'ai hâte de voir ça, raille t-elle

Voilà ce qu'il va se passer. Ce soir à dix-neuf heures, Charlyne va monter les six étages. Elle tournera la clef dans la serrure et le loquet s'abattra en un « clong » sonore. Elle tendra l'oreille, et entendra des pas précipités à l'intérieur. Une fois dans le salon, Florient sera encore en train de nettoyer. « Mais non , je viens pas de m'y mettre, j'y suis depuis longtemps », affirmera t-il. En réalité, depuis une demi-seconde. En attesteront une marque de fessier encore chaude sur le canapé et un livre maladroitement caché entre deux coussins. Tout l'après midi, il aura regardé le seau et la serpillière, et se sera dit « plus tard ».

Prévisible à quatre vingt pour cent. Huit sur dix, pour parler en terme d'échelles.
Délicieusement rassurant.

La vie ne tient qu'à une page [En Pause] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant