Son visage émerge d'entre les bulles légères, qui sertissent sa couronne de mousse. Impériale dans son royaume d'eau savonneuse, elle emplit le monde du seul bruit de son souffle, du tambour de son cœur.
Transformer la salle de bain en sauna est d'autant plus plaisant quand dehors la neige menace de tomber. Elle se souvient à peine de sa journée de travail la veille si ce n'est qu'elle ne cessait d'attendre que ce jeudi vienne. Le temps des congés de Noël lui appartient, personne ne pourra lui enlever
Adieu, Monsieur Martínez, qui se rince l'œil aux belles visions de décolletés et au collyre !
Plus de parents venus autant pour la varicelle que le commérage sur le nouvel instituteur.
Débarrassée de Madame Lencourt, source intarissable d'hémoglobine et d'anecdotes sur son chien, Froufrou. ( Malheureusement les coagulants ne fonctionnent que sur l'un des deux points, il est aisé de deviner lequel ).
Et, ultime réjouissance: aucune chance de voir cette foutue vieille dame aussi xénophobe que sourde
« - Charlyne ?
Trois coups à la porte, un raclement de gorge et son prénom prononcé: voilà qui a suffit à faire disparaître son temps libre, d'un coup, comme un tapis qu'on lui aurait brutalement retiré de sous les pieds.
Elle lève les yeux jusqu'au plafond de ses paupières closes.
Exaspérant. Trois ans de vie commune et il toque encore avant d'entrer. Est-ce qu'elle demande la permission elle ? Non. D'ailleurs ça lui vaut des regards bien sentis. Mais peut importe.
- Tu as bientôt fini ? L'heure tourne et j'ai besoin de cette salle de bain.
- Mmmh, entre donc. Je vais voir ce que je peux faire pour toi, répond t-elle d'une voix exagérément traînante.
Il semble hésiter avant d'actionner la poignée. Finalement il s'avance dans la pièce. Une bouffée d'air humide et chaud l'accueille. Ses lunettes se changent instantanément en deux carrés embués
- Écoute Charly, je ne veux ni arriver en retard, ni voir tes parents se boucher le nez à notre première rencontre. Sérieusement, dépêche toi !
Disant cela, il n'a aucune crédibilité. Momentanément aveugle, il parle plus aux jambes de sa compagne Charlyne qu'à sa tête.
- Tu peux me rejoindre si tu veux, propose t-elle en laissant pendre son bras au bord de la baignoire en guise d'invitation. »
- On sait comment ça s'est fini la dernière fois riposte t-il avec un mouvement de recul qui veut tout dire.
Donnons pour seule explication le fait que la baignoire soit minuscule et que Florient ait de grandes jambes, ce qui rend l'ensemble très inconfortable et annihile toute tentative de romantisme.
- Tant pis pour toi.
Elle se glisse de nouveau dans son bain et les supplications se Florient se noient à quelques centimètres de ses oreilles.
Le fait qu'il envisage réellement de se laver dans l'évier de la cuisine n'est pas une preuve de son stress. Pas.du.tout.
La famille de Charlyne, il connaît. Il l'a découverte à l'envers. Son chien, ses grands parents puis son petit frère ... Dans son esprit, les géniteurs de sa compagne sont restés à l'état primaire de points d'interrogations. De très grands points d'interrogations, certes, mais qui n'avaient nul besoin d'être éludés si tôt.A en juger par son invitation à réveillonner, la mère de Charlyne n'a pas pris connaissance de cet avis. D'ailleurs, il ne vaut mieux pas. Peu de gens apprécient d'être comparés à un signe de ponctuation.
Une demi-heure après qu'il aie enfin réussi à conquérir cette salle de bain, un pull-over atterrit sur le lit, bientôt suivi d'un cintre et d'une cravate.
- Et ça, c'est bien ?
Florient brandit devant son visage un ensemble qui est pour Charlyne en tout point identique aux autres qui ont fini en boule par terre.
- Dis donc, on va voir mes parents, pas le président. Relax Flo, habille toi comme d'habitude et ce sera parfait.
Il abaisse sa chemise bleu pastel et regarde Charlyne avec un air très décrépit.
C'est à ce moment qu'elle remarque qu'il y a quelque chose qui cloche chez lui. Hormis le fait qu'il soit en panique et en sous-vêtements, à l'heure où ils devaient être partis.
« - Tu as changé de lunettes ?
- Hein ?
- Tes lunettes. Elles sont différentes. Arrondies au lieu d'être rectangulaires.
- Je vais te dire de quoi j'ai changé aujourd'hui. De chemise, de pantalon, de cravate, de caleçon et même de chaussettes, respectivement cinq, trois, huit, deux et quatre fois. Mais pas de lunettes, ça non ! Débite-il sans reprendre son souffle.
- Ok, ok ça va je te crois, respire. »
Il a raison, s'il elle regarde une photo- la photo- elle verra qu'il portait bien les même lunettes. C'est encore un coup de son cerveau grillé, une déformation de ses souvenirs, une impression absurde.
En voilà un autre de pressentiment, presque tout aussi insensé que les autres, si ce n'est plus : elle ne touchera pas un verre d'alcool pendant les six prochains mois.
Trois.
Bon d'accord, deux. Il lui reste un semblant de pertinence, finalement.
Un frisson hérisse tous les petits cheveux ayant échappé à son chignon. Sa robe fluide lui colle à la peau, et son ras-de-cou a décidé de l'asphyxier.
Impulsivement, elle est devant Florient et retient son poignet pour l'empêcher de boutonner son col jusqu'en haut. Son autre main remonte lentement son dos, entre les omoplates, agrippe le tissu, le froisse. Il sent le camphre et la pomme verte, curieux mélange qui lui est exclusif.
Respiration partagée, la poitrine de l'un se soulève, frémit sur celle de l'autre.
- Je sais que tu as mis une éternité à choisir cette chemise, mais tu veux bien la retirer pour moi ?
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La vie ne tient qu'à une page [En Pause]
FantastiqueC'est l'histoire de Charlyne qui cherche des causes à tout. De Florient qui pense que renoncer à comprendre le protège. Deux existences pétrifiées par l'attente, faites de souvenirs rafistolés et de doute. Le reste du temps, c'est aussi l'histoire...