Les portes automatiques s'ouvrent, laissant entrer courants d'airs et clientèle ; gelés l'un comme l'autre. Devant la recrudescence de pieds foulant le paillasson, la mélodie de bienvenue ne tient plus le rythme, et se tait, contrariée.
Quatre colonnes se forment et avancent d'un même pas traînant, comme une seule entité serpentine.
- Mathéo, pour la dernière fois, laisse tes boutons tranquilles !
Deuxième file, cinquième place. La femme qui a rompu le silence relatif est aussi celle qui brise la mécanique bien réglée de la file d'attente. Un rouage mis de travers. Elle s'est arrêtée, genoux levé, sac-à-main posé dessus, et mains plongées dans un fourbi indémêlable.
À ses côtés, l'enfant cesse de martyriser son avant bras. Il entame un refrain de : « mais maman, ça gratte ! »
Elle l'ignore et chuchote des jurons insolites, de ceux que l'on déguise pour tromper les jeunes oreilles. Les clients défilent et ce que la mère cherche se défile aussi.
- Bonjour ?
Mathéo se tait. La voix est enjouée, malgré une pointe de doute. A moins que le doute ne soit un rire dissimulé. Les enfants sentent cela, quand ils veulent bien y faire attention. Il relève la tête. C'est vrai que la dame derrière un ordinateur, sourit très grand. Bien plus que Maman. Mathéo n'aime pas que l'on se moque de lui, alors il lâche la manche de sa mère à laquelle il était suspendu, et fixe la femme en blouse, droit comme un « I ».
Sa génitrice, déséquilibre par le poids qui cesse de tirer son côté droit, trébuche lamentablement et multiplie les excuses à ceux qui attendent derrière. Enfin, elle extirpe de son sac ce qui, avant d'être un pauvre papier froissé, était une ordonnance.
Charlyne- puisqu'il s'agit bien d'elle de l'autre côté du comptoir- se saisit de la prescription. Comme à son habitude, le pédiatre s'est borné à gribouiller, en se fichant éperdument du temps qu'elle perd à déchiffrer le nom de l'antibiotique. Elle devine les mots, part dans la réserve et revient avec deux petites boites.
Carte vitale dans le lecteur, au revoir et bonne journée. La cliente quitte la pharmacie, traitement contre la varicelle dans une main, et gamin qui trépigne dans l'autre.
Se succèdent trois états grippaux, une otite, deux gastros et quatre rhumes bénins. L'hiver, comme une grande marée annuelle, fait échouer une foule dans le magasin.
Entre dix-heure et midi, c'est l'heure creuse, où la salle désemplit. Les parents déposent leurs enfants à l'école, les autres partent au bureau, ce qui ne signifie qu'une chose pour la jeune femme et ses trois collègues : pause café.
Quand les trois préparatrices voient Charlyne les rejoindre dans l'arrière boutique, d'humeur folâtre, elles pensent « facade ». On est lundi. Le commun des mortel n'a eu que quelque heures de mauvais sommeil, et devrait se traîner une carcasse endolorie aux des yeux bouffis. Si la jeune femme n'a pas ces symptômes, c'est qu'il y a un revers à la médaille.
Il n'y a plus de chaises libres. Charlyne se hisse sur le rebord du plan de travail, à coté de la cafetière.
Les expressos bon marché coulent dans les tasses dépareillées, l'odeur embaume les rayons.
Parmi leur petit groupe, deux sont mères. Pour elles, la vie de Charlyne appartient à un autre monde. Celui où finir à seize heures signifie arriver chez soi à seize heure quinze, et non zig-zaguer dans la ville pour récupérer la petite à la crèche, emmener le moyen à la piscine et courir après l'aîné qui n'est jamais là où il a indiqué être. Où le samedi soir c'est sortie cinéma et restaurant en ville, et pas le plateau de pâtes au ketchup devant un Disney avant de s'effondrer au lit à vingt-et-une heure, quand la séance des autres commence. Où le dimanche est synonyme de grasse matinée, au lieu d'être le matin du grand ménage.
La troisième femme, c'est Laure. C'est plus difficile de savoir ce qu'elle pense de Charlyne. Tantôt elle affirmera qu'elle ne la fréquente pas hors du travail, tantôt elle lui reprochera de ne pas l'avoir invitée à la fête de la veille, alors qu'elles sont amies depuis trois ans. Elle est comme ça, Laure, toujours sur deux front en même temps. Elle aime la variété française si elle parle à madame Rochambault, elle préfère le rock-alternatif quand elle discute avec le livreur. Elle se plaint du pharmacien au clients, et des clients au pharmacien.
Malgré leurs différences et leur différends, ça fonctionne entre elles quatre, et s'il y a bien une chose qu'elles attendent d'un début de semaine, c'est pouvoir se raconter ce qui s'est passé durant les deux jours d'avant.
Alors les cuillères tournent et les langues s'agitent. Aujourd'hui ça parle de belles sœurs insupportables, d'enfants plein d'avenir, des activités du week-end et des projets pour le prochain. Ça la félicite pour ces vingt six ans, puis ça rigole, quand elle leur raconte comment ses rideaux se sont retrouvés par terre. Une histoire de piètre danseur et de pieds empêtrés- dont personne à la soirée ne se souvient bien, mais que tout le monde agrémente à sa manière.
Charlyne, engagée dans un mime rocambolesque, interrompt son geste à cause de la musique d'accueil.
- Le troisième âge arrive en renfort, devine t-elle avec un clin d'œil, je prends !
On dit qu'elle est la préparatrice préférée de tout les vieux du coin. Parce qu'elle prend le temps. Elle est l'oreille attentive à tous les petits bout de vie qu'ils lui confient et l'interlocutrice infatigable quelque soit la teneur de la conversation. Même si d'une semaine sur l'autre tout se répète et tourne en une spirale d'anecdotes et de commentaires météo.
Ce n'est pas tout à fait de la gentillesse. C'est quelque chose qu'elle fait pour elle-même. Elle s'imagine les éloigner du spectre Solitude et alors elle se sent bien. Utile serait le mot juste.
Elle quitte l'espace café, initialement conçu pour être un plan de travail où réaliser les préparations médicamenteuses. Elle enjambe la palette de livraison, emprunte le couloir où tout leur stock est classé dans des colonnes à tiroirs métalliques, puis elle passe sous la voûte qui sépare la réserve et les caisses, en se composant un sourire de circonstance.
Sourire qui se fane de manière très perceptible quand elle découvre l'identité de son interlocutrice.
Madame Ménard. Sous les plis d'une paupière tombante, ses petits yeux enfoncés toisent Charlyne avec tout le dédain possible et imaginable. Ce regard là, c'est un crachat en pleine figure, des mots qui meurtrissent. Et de la peur. Peur de voir s'effondrer son petit monde de certitudes périmées.
Car il est là son problème. Elle est restée bloquée dans le temps, bien avant l'invention du technicolor.
Il paraît qu'elle est bavarde, Madame Ménard. Mais qu'il n'y a plus personne pour l'écouter. Parce que la haine n'isole pas que ceux qui la reçoivent.
Autrement, elle aurait sans doute aimé discuter avec Charlyne. C'est con tout de même.
Qu'elle ne puisse voir le monde qu'en noir et blanc.
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La vie ne tient qu'à une page [En Pause]
ParanormalC'est l'histoire de Charlyne qui cherche des causes à tout. De Florient qui pense que renoncer à comprendre le protège. Deux existences pétrifiées par l'attente, faites de souvenirs rafistolés et de doute. Le reste du temps, c'est aussi l'histoire...