Les mains plaquées contre la vitre de l'abri-bus, j'observe la pluie qui tombe verticalement et j'efface la buée de la main droite. Le froid m'envahit peu à peu tandis que j'essaie de suivre la conversation de mes amis. « Dieu que c'est emmerdant, soupire Titine. Le lycée ne va durer que trois ans. Vous avez déjà réfléchi à ce que vous allez faire après ? » « Moi, mon père veut que j'aille à Harvard, dit Henry. Mais évidemment je n'ai pas le niveau. » Harvard, rien que ça... et Titine qui veut aussi étudier à l'étranger. Je n'y ai jamais sérieusement réfléchi, mais il faut que je m'y mette. Bien sûr, je peux répondre avec le même air négligé « moi aussi, j'irai à Harvard. »
Mais à vrai dire mon père s'en fout, il ne m'a jamais obligée à quoi que ce soit, il ne m'a jamais demandé de réfléchir à ce que je ferai dans ma vie, à part cette phrase « ne tourne pas comme ta mère », ce qui est on ne peut plus vague. Je réponds donc que je serai réceptionniste à l'hôtel que gère mon père. « Mais voyons, Caro ! T'es dans le lycée avec l'une des meilleures classes prépa de Paris et tu ne songes qu'à être réceptionniste ? Grandiiis, un peu. » Elle force exagérément sur le i de « grandis ». « Bah quoi ». Je cherche un chewing gum dans ma poche déjà bourrée de tout plein de trucs immondes comme un effaceur sans bouchon, une pièce de 50 centimes avec de la crasse dessus. Finalement je me mords les ongles en essayant de ne pas les avaler. « J'aime bien les horaires, et le hall d'entrée aura une déco sympa, avec un peu de chance. »
Un peu plus loin, j'aperçois un chat noir tout seul sans collier, et ça me donne envie de le photographier. Photographier les chats noirs, ça attire peut-être plein de fantômes mais je suis pas très superstitieuse. Je sors donc mon smartphone, me mets sur l'option « flash » et prends une photo du chat en essayant d'être dans le meilleur angle possible, ce qui n'est pas facile étant donné que Charles me tient soudain par la taille, limitant ma liberté de mouvements. « Bon, il se fait tard, dit-il, coupant court à toute conversation. Et si vous rentriez tous les deux ? Je raccompagnerai Caro chez elle. » Titine prend son smartphone et décide d'appeler un taxi. Henry la suit comme un petit toutou. Pourquoi est-il si sage ? Peut-être est-il tellement habitué à la suivre que ça en devient un automatisme ?
Je marche avec Charles pendant quelques minutes sans parler. Il me demande de lui communiquer mon adresse. « J'habite chez toi, je lui réponds, à moitié bourrée. » « D'accord. Et là aussi, c'est chez toi ? » Il me montre l'enseigne d'un hôtel de luxe. Mais comme je suis trop loin et que mes lentilles sont tombées dans l'une des flaques d'eau, sur le moment je ne m'en aperçois pas tout de suite et je ris à gorge déployée. « Evidemment que c'est chez moi ! J'habite aux quatre coins du monde ! J'habite partout ! » Devant moi, de milliers de petits points lumineux se succèdent jusqu'à former un kaléïdoscope. Est-ce déjà le paradis ?
Arrivés à la chambre d'hôtel que Charles a payée avec sa carte bleue, je m'écroule complètement. Je le retiens par sa chemise. « De l'eau... je chuchote. De l'eau... » Charles me soulève d'un bras, et m'allonge sur le lit. « Ok, je t'apporte de l'eau, dit-il. Mais tu ne bouges pas d'un pouce. » Je sens mes quatre membres se ramollir tout à fait et ma bouche cotonneuse m'empêche de parler. Je ne sais pas où je suis et j'essaie de me remémorer plus ou moins l'emplacement de cet hôtel. C'est une chambre assez spacieuse avec des teintes gris bleues, une télé à écran plat et une glace en plein pied. Soudain, je me rappelle que pour acheter de l'eau, il faut de l'argent, non ? C'est ainsi qu'on fait les transactions les plus simples. Je fouille dans le manteau de Charles à la recherche de la somme qu'il me faut et je tombe sur quatre cents euros en liquide. Je me remets debout comme un automate, et ouvre la porte de la chambre d'hôtel : finalement je crois que ce n'est pas chez moi ici, et que je n'habite pas dans une chambre aussi spacieuse.
Je marche au hasard dans les rues de Paris, en ayant déjà oublié les quatre cents euros dans la poche de mon manteau. Mes pieds sont gelés mais mes mains peuvent toujours se mouvoir, et je sais qu'il me faudra des kilomètres et des kilomètres avant d'arriver chez moi, mais je suis déjà tellement habituée à ce trajet. Titine et moi, en été comme en hiver, traversions ce trajet quand nous étions petites, en se faisant des projets sur le bel été à venir. Je l'ai rencontrée lorsque j'avais dix ans. Je venais de lancer une glace à la vanille à la figure d'un vieux monsieur dans le parc de Z, et Titine, dans sa robe en tutu et son collier de perles, s'est élancée vers moi en s'exclamant : "Papa, maman ! Cette fille est trooop jolie ! Je voudrais qu'elle soit mon amie ! Je peux jouer avec elle ?"
![](https://img.wattpad.com/cover/168616710-288-k165459.jpg)
VOUS LISEZ
Up To You, Soybean Nerd
Ficção AdolescenteCaro , 1m62, coréenne, maigre comme un clou, mange des algues à chaque repas et binge sur toutes les séries coréennes disponibles en streaming. Elle tient un blog littéraire où elle poste les anecdotes de sa journée et des critiques de livres. Ell...