Kintsugi boy

Chapitre 7

Jude, au réveil, ne sut pas comment il fut arrivé dans son lit. Un mal de crâne incroyable lui vrilla les tympans, le front, tout. Le whisky pur feu de Morgan était la pire invention que le monde sorcier ait créé. Quand il ouvrit les yeux, non seulement il constata qu'il était seul – comment Charles avait-il réussi à se lever avant lui ? – mais il vit un verre d'eau sur sa table de cheveux, avec un morceau de parchemin casé dessous. Il reconnut l'écriture vive et brouillonne de Morgan.

« Bois pour calmer le mal de tête :) si tu veux me hurler dessus, je suis dans la Grande Salle. »

Qui utilisait des smileys moldus ? Jude mâchonna sa lèvre inférieure. Bien sûr qu'il se souvenait. D'absolument tout. De son attitude complètement dépravée, de toute ce qu'il avait déballé, et puis, surtout, de la façon dont Morgan l'avait regardé pendant toute la soirée. De cette sensation d'être regardé, vraiment regardé, pour la première fois de son existence. De sa main dans la sienne, de ses promesses qu'il lui avait dites, certaines avec des mots, d'autres avec les yeux.

Jude reprit sa respiration. Voilà pourquoi il n'aimait pas les fêtes, et voilà pourquoi il s'était tenu éloigné de Morgan Lachlan. Exactement pour cette raison. Il perdait pied. Il perdait le contrôle. Jude se leva pour rejoindre la salle de bain qu'il partageait avec les autres garçons de la chambre, histoire de prendre une douche et de se rafraîchir les idées. En croisant son regard dans le miroir, il vit que ses yeux arborait une couleur miel qu'il n'avait pas décidé. Quand est-ce qu'ils avaient changé ? Il cligna des paupières : ses prunelles reprirent leur aspect sombre. Il se concentra pour que ses cheveux raccourcissent légèrement et reprennent leur couleur corbeau. Il inspecta le reste de son corps, à la recherche d'une anomalie, impitoyable. Lutta contre ses hormones qui forçaient son corps à adopter des lignes féminines.

Il était un homme.

Du plus loin qu'il se souvienne, Jude avait toujours fait absolument tout comme ses deux frères. Il récupérait tout d'eux : les vêtements trop grands, les jouets, tout. Ses parents avaient voulu une fois lui mettre une robe, le Jude de trois ans les avait regardé comme s'ils perdaient la tête. Jude aimait ses frères, aimait jouer avec eux, être vêtu comme eux. Si bien que, n'étant pas au courant de son don, il avait copié leur apparence pour pouvoir être accepté d'eux. Si Jacob, son frère aîné, était au courant de son sexe, Jonas l'avait toujours ignoré et présenté comme son petit frère. Avant d'entrer à l'école, Jude était persuadé d'être un garçon. Il était aussi persuadé qu'il était un sorcier comme les autres : son don de métamorphomage ne lui servait que pour confirmer ce qu'il pensait être vrai.

En relâchant la pression qu'il exerçait en permanence sur son corps, le visage de Jude se métamorphosa dans le miroir, infiniment. Son nez devint plus fin, ses yeux plus grands et plus clairs, ses pommettes plus hautes, ses lèvres plus pleines. Des détails que personne n'aurait remarqué, mais que Jude changeait pour avoir un visage correspondant à l'identité qu'il s'était donné. La seconde suivante, Jude Harkwood avait remplacé l'inconnue du miroir.

Il passa sous l'eau froide. À Sainte Mangouste, on avait essayé de lui faire accepté ce corps si traître, et on lui avait bien alerté sur les dangers de recourir à la chirurgie esthétique mordue : sous anesthésiant, il perdrait totalement le contrôle de son corps, et non seulement rendrait fou les médecins en train de l'opérer mais pourrait rendre l'opération clairement dangereuse. Et pour l'instant, la magie ne permettait pas de changer de sexe de manière définitive.

Ce don était une malédiction.

Il s'enroula dans sa serviette, difficilement, et s'habilla comme il put en enfilant un vieux jean et un gros pull-over bleu nuit. Il attrapa son devoir d'Histoire de la Magie, bien décidé à le terminer malgré son mal de tête, son manuel favori et descendit. La salle commune avait été nettoyée durant la nuit, et avait retrouvé son aspect paisible. En la traversant, Jude eut la désagréable impression d'être observé. Cela ne s'arrangea pas lorsqu'il gagna la Grande Salle. Il avala difficilement sa salive, et chercha Georgia des yeux, sans la trouver. À la place, il vit Morgan Lachlan, penché sur une nouvelle lettre de son père, mangeant d'une main un brownie aromatisé à la citrouille. Quand Jude se glissa à côté de lui, Morgan l'éblouit de son sourire de gamin. Comment Jude était-il censé répondre à une attaque de ce genre alors qu'il n'avait même pas entièrement éliminé l'alcool de son sang ?